Transposition de l'univers télévisuel créé par David Lynch et Mark Frost pour le grand écran, Twin Peaks Fire walk with me marque un tournant dans la filmographie du cinéaste. Si le film perd peut-être du charme de la série, du mélange des genres de celle-ci, et oublie de nombreux personnages secondaires, il permet à David Lynch de faire un pas de plus vers l'effrayante puissance visuelle qui aboutira aux cauchemars que sont Lost Highway, Mulholland drive et l'extrême Inland Empire.


Dans ce passage du petit écran à la toile des salles obscures, on est frappé par la volonté de créer des sensations encore plus fortes que celles que proposait la série. La première image du film est celle, brillante, d'une télévision détruite d'un coup de hache. Si le film naît de l'écran de télévision, il s'en émancipera néanmoins. Cette image en forme de clin d’œil exprime peut-être le ressentiment de Lynch vis-à-vis du monde de la télévision. Les conflits qui peuvent exister entre un créateur et des financiers seront d’ailleurs l’objet de nombreuses scènes de son futur film Mulholland drive. Au-delà de ce clin d’œil, la neige du téléviseur prend une ampleur plus grande dans le reste du film : elle est associée au monde mystique, celui des créatures comme Bob et l’homme d’un autre monde, qui communiquerait avec notre dimension par « l’électricité ». Quand Laura sombre, dans la drogue et la dépression, elle commence à avoir des « flashs » neigeux, comme si quelqu’un utilisait une télécommande pour brouiller sa réalité environnante.


Avec Fire walk with me, David Lynch semble vouloir se réapproprier sa création. Twin Peaks fut une étoile filante, un show brillant et adulé, très vite arrêté. A la fin de la saison 2, Lynch revient aux manettes du dernier épisode, un chef d’œuvre de surréalisme et de terreur. Mais le cinéaste est trop amoureux du monde qu’il a créé avec Mark Frost. Les deux auteurs de la série veulent réaliser un film. Mark Frost veut qu’il s’agisse d’une suite, consacrée à Dale Cooper. Lynch, lui, veut revenir en arrière sur les Sept derniers jours de Laura Palmer. Frost cède, et laisse David Lynch écrire lui-même le scénario qu’il a en tête. Mark Frost ne sera pas coscénariste du film, laissant humblement sa place à un autre coéquipier de la série d’origine, Robert Engels.


Et, comme pour mieux marquer cette réappropriation, le premier dialogue du film est hurlé par Gordon Cole, joué par David Lynch lui-même. Le film s’ouvre sur une enquête menée par deux agents du FBI, que nous n’avons jamais vu dans la série, l’agent Desmond et l’agent Stanley (incarnés par Chris Isaak et Kiefer Sutherland). Lynch prend le contrepied des attentes des spectateurs. Cette première partie du film s’éternise en dehors de Twin Peaks, à Deer Meadow, lieu du meurtre de Teresa Banks. Deer Meadow est tout l’inverse de Twin Peaks : c’est une ville triste, avec des habitants peu chaleureux. Et pourtant, cette idée même colle à la série, dans laquelle toute chose a un double, et bien souvent, un double maléfique… Deer Meadow est bel et bien un miroir de Twin Peaks. On y trouve aussi un « diner », le Hap’s Diner, reflet inversé du chaleureux Double R de la série. La patronne, Irene, une blonde d’une cinquantaine d’années, comme Norma Jennings, en est pourtant le double opposé : peu séduisante, peu aimable, peu souriante. Le commissariat de Deer Meadow possède aussi son shérif, son adjoint, et sa secrétaire. Mais ils présentent une méfiance et un affront tenaces vis-à-vis du FBI. Enfin, Teresa Banks est la victime inverse de Laura Palmer : personne ne la pleure, personne ne vient chercher son corps.


Cette relégation de la première partie du film à deux nouveaux enquêteurs tient probablement au refus de Kyle MacLachlan d’être associé à son personnage de Dale Cooper, juste après l’arrêt de la série. Les négociations furent difficiles, et comme l’acteur l’explique lui-même aujourd’hui, il avait à l’époque du ressentiment envers Lynch pour avoir quitté le navire de la série en cours de route. Un ressentiment regretté, excusé, qui donnera lieu à la réconciliation de 2017 : la saison 3 de Twin Peaks 25 ans plus tard. D’autres difficultés s’ajoutèrent, comme l’absence de Lara Flynn Boyle pour reprendre le rôle de Donna, la meilleure amie de Laura.


Mais, depuis Dune, David Lynch sait faire face aux problèmes de production, et fait de ses faiblesses une force. Donna est incarnée par une nouvelle actrice, Moira Kelly, qui parvient à campée la Donna du début de la série (encore parfaitement innocente). Quant à la présence réduite de Kyle MacLachlan, elle permet au cinéaste de faire apparaître Dale Cooper au compte-goutte, comme un Dieu lointain qui surveillerait Laura Palmer à distance. Dale Cooper apparaît à la fin de la première partie (avec, quelques secondes, son thème musical fétiche au saxophone), venant annoncer l’apparition de Laura et le retour à Twin Peaks, par ces mots : « le tueur va encore frapper, mais je ne sais ni où, ni quand ». Ellipse, musique célèbre de la série : l’image donne la réponse et affiche le panneau d’entrée de la ville de Twin Peaks.


Petit à petit alors, Fire walk with me pose les pierres qui mènent jusqu’à la série Twin Peaks et créent le lien avec l’œuvre d’origine. Revoir, à posteriori, le film puis la série prouve la grande cohérence de la démarche. Les témoignages de la série – ceux de James, Donna, de la Dame à la Bûche – sur ce qu’ils ont vu ou entendu la nuit du meurtre se retrouvent incarnés dans la dernière partie du film. D’autres détails sont soigneusement posés : Bobby marche en effectuant une danse étrange et ses camarades l’imitent, tout comme dans le pilote de la série ; Donna parle de James avec, déjà, de l’amour dans la voix (et Laura, d’un regard, a tout compris) … Le tout, film et série, constitue un corpus complexe et mythologique.


Fire walk with me entretien aussi un rapport étroit avec Le Journal secret de Laura Palmer, le livre écrit par Jennifer Lynch (fille du cinéaste) entre la saison 1 et 2 de la série. Par son ton intime, la grande émotion dégagée par les souffrances de l’adolescente Laura Palmer, et l’effroi des visions qui l’assaillent, le livre annonçait Fire walk with me. Le film est en effet un drame bouleversant, bien plus que la série. Un nouveau leitmotiv y est placé, celui des « anges » (après les « hiboux », dans la série). La jeune Laura est obsédée par leur présence ou leur absence. Un tableau dans sa chambre représente un ange – il disparaît du tableau au cours du film. L’adolescente s’interroge avec son amie Donna, sur ce qui adviendrait si l’on tombait dans l’espace : on irait de plus en plus vite, jusqu’à l’explosion, et les anges ne pourraient rien pour vous car ils ont disparu depuis longtemps… Mais, à la fin du film, Lynch vient apporter une touche finale apaisante autant que bouleversante à l’histoire de Laura Palmer, en lui faisant apparaître un ange dans l’au-delà. Une fin cosmique qui renvoie à celles de tous ses précédents films (Eraserhead montrant Henry retrouvant sa chanteuse du radiateur dans un paradis blanc tandis qu’elle chante In Heavens Everything is Fine ; ou bien encore John Merrick, dans Elephant Man, qui retrouve sa mère dans les étoiles…). Image douce au terme du chemin de croix vécu par Laura Palmer et éprouvé avec elle par le spectateur.


Cette descente aux enfers donne à Laura Palmer le don de voir le monde « caché » sous notre monde visible. Fire walk with me multiplie à la puissance dix les apparitions de créatures de l’au-delà, déjà présentes par petite touche dans la série. Le dernier épisode de la série, réalisé par Lynch, annonçait se tournant – il se déroulait quasiment entièrement dans la Black Lodge, hantée par Bob et l’Homme venu d’ailleurs, et par les fantômes de Laura et des autres victimes. Le film créé même un pont entre ce dernier épisode et les derniers jours de Laura Palmer, quand celle-ci rêve de Dale Cooper mais aussi d’Annie Blackburn, qui lui dit « Le Bon Dale est dans la Loge, note le dans ton journal ». Laura a accès à une autre dimension, dans lequel passé et futur se confondent.


« Nous vivons à l’intérieur d’un rêve », dit Philip Jeffries, l’agent du FBI joué par David Bowie. Cet agent semble avoir vécu l’expérience traumatisante d’entrer et sortir de la Black Lodge. Dès lors, toute réalité est abolie. Le rêve est plus réel que le réel. Et Laura, traumatisée par les viols, sombrée dans la cocaïne, ne peut pas observer le réel en face. Elle découvre alors les autres réalités, de force. « Mais Bob est réel » dit Laura a son confident, Harold Smith. « Il m’a depuis mes douze ans ». Avec Fire walk with me, Lynch approfondit l’exploration du mystère du meurtre de Laura. La jeune fille est à la fois victime d’un véritable criminel, mais celui-ci est « possédé » par Bob. Que signifie cette possession ? Bob est l’esprit du mal, qui s’insinue dans les esprits faibles par la peur.


Par cette folie dans laquelle Lynch nous enfonce, Fire walk with me offre aux interprètes de la série de merveilleux défis. Si certains fans regrettèrent, à l’époque de sa sortie, l’absence de personnages comme Audrey Horne, le film se concentre avant tout sur Laura. Sheryl Lee brille dans son incarnation de la jeune femme. La jeune actrice est poussée dans des extrêmes. Elle « est » Laura Palmer. L’émotion que Sheryl Lee dégage atteint des sommets dans l’une de ses dernières scènes, où elle quitte James. Elle est tantôt cynique, vulgaire, puis soudainement en larmes, puis terrifiée par une ombre dans les bois… Elle saute finalement de la moto de James, l’enlace une dernière fois en hurlant « Je t’aime ! », avant de partir dans les bois. La musique participe de l’émotion : le thème de Laura Palmer, celui de la série, apparaît. Avec ce thème, associé à l’image de Laura partant dans les bois, le personnage rejoint sa destinée : celle d’un cadavre, qui sera découvert le lendemain… dans le pilote de la série. Cette fascinante incarnation de Laura donnera lieu à un texte de Sheryl Lee, poème adressé à son personnage, qui l’a hanté des années. Sheryl Lee restera d’ailleurs pour toujours associée à Laura Palmer, se faisant rare au cinéma après l’aventure Twin Peaks. Dans la bulle la plus proche de Laura, ses parents. Grace Zabriskie et Ray Wise sont également formidables. L’extrême versatilité du jeu de Ray Wise est fascinante, comme elle l’était dans la série.


Avec Fire walk with me, Lynch propose une aventure sensorielle, vécue par le spectateur avec ses personnages. Il tourne le dos à la narrativité, aux petites histoires qui vampirisaient la série (baisse de régime du milieu de la saison 2, par exemple). Comme pour prouver la plus grande puissance du 7ème art, Lynch réalise une œuvre musicale et visuelle surréaliste, mystique. La partition d’Angelo Badalamenti, terrible, aux accents de film noir, nous captive, dès les premières images, et cette hypnose est maintenue par un crescendo de l'étrange. Dans cette noirceur, le film frôle pourtant parfois l’absurde et même un certain humour. Un humour moins léger que celui de la série. Par ses différences avec la série, et par sa complexité, le film en dérouta plus d’un à sa sortie. Hué à Cannes, vivement critiqué par les journalistes et les fans, Fire walk with me est pourtant devenu avec les années un film adoré par certains. Peut-être parce que Fire walk with me était la première pierre du nouveau cinéma de Lynch, celui de Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire. En réduisant l'origine de tous les mystères d'une oeuvre de 30 épisodes en seulement 2h15, Lynch revient à l'expérimentation et la narrativité explosée d'Eraserhead, son premier long-métrage culte, tout en préfigurant sa trilogie des années 2000 autour de Los Angeles. La scène où l’agent Desmond déchiffre les gestes de Lil, la fille aux cheveux rouges, en introduction, semble annoncer la suite du film et expliquer tout son cinéma : il faut chercher à comprendre, mais il restera toujours une part de mystère... c'est la rose bleue (annonciateur de la boîte bleue de Mulholland drive, même dernier élément inexplicable). Plus que jamais Lynch applique sa formule : « On n’est pas obligé de comprendre pour aimer. Ce qu’il faut, c’est rêver ».

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le 27 sept. 2012

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9

...and the angels wouldn't help you, because they've all gone away.

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UNE GROSSE ARNAQUE!!! (avec des majuscules, pour bien signifier que c'est bidon)

David Lynch est un grand réalisateur, qui a fait de grands films, et a frappé un grand coup avec la série Twin peaks (qu'il a co-crée avec Mark Frost). Il est compréhensible qu'il ait voulu...

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