Parfois, d'immenses cinéastes que l'on croyait égarés ou assagis nous livrent des œuvres effarantes et affirment ainsi de nouveau leur puissance créatrice. En 2007, Tim Burton donne suite à des films certes réussis mais plus enfantins comme « Big Fish », « Charlie et la chocolaterie » ou les « Noces funèbres » avec le rageur et désespéré « Sweeney Todd : le diabolique barbier de Fleet Street ». Dans un registre apparemment plus éloigné, Manoel de Oliveira, vénérable cinéaste centenaire portugais, présente à Cannes en 2010 « L'étrange affaire Angelique », un sublime et lumineux conte sur l'amour et la mort. Deux références que je ne choisis pas au hasard car elles ont des affinités avec « Twixt », le dernier film du réalisateur qui obtint deux Palmes d'or à Cannes dans les 1970, Francis Ford Coppola. Ce dernier livre ici un troisième film totalement indépendant et anti-hollywoodien, après « L'homme sans âge » (2007) et « Tetro » (2009). Réalisé avec une économie de moyens étonnante (tournage numérique, budget de 7M$), ce film d'horreur rejoint en effet le film de Burton dans sa noirceur, sa violence et son univers gothique et le film d'Oliveira pour l'intrication entre merveilleux et fantastique qui sont une des composantes de l’œuvre d'Edgar Allan Poe, figure tutélaire de ces trois films et de « Twixt » en particulier.


Exception faite de son final éblouissant, on distingue dans « Twixt » deux univers narratifs et visuels : un monde réaliste, celui de l'écrivain Hall Baltimore et un monde onirique, en Noir et Blanc partiellement colorisé et de surcroît conçu en 3D, même si peu de salles diffusent le film dans son format original, qui est celui de V., mystérieuse jeune fille pâle aux dents baguées. Si dans un premier temps l'accès d'un monde à l'autre se fait uniquement par Hall qui tombe endormi ou assommé, la logique s'enraye rapidement et les autres personnages du film font régulièrement irruption dans cet au-delà stylisé que le numérique magnifie étonnamment. A univers onirique, logique psychanalytique : cet univers parallèle fourmille de symboles et de détails ayant tous des référents dans le versant réaliste du film et que la couleur sert généralement à isoler. Le coup de génie de Coppola étant d'admettre que son personnage comprenne que ses rêves ont des choses à lui dire sur sa réalité, bien plus que sur le contenu du livre qu'il écrit. Tout se démultiplie et se divise : V. bien sûr, mais plus encore les sept horloges du beffroi qui témoignent d'un temps distordu, où cohabitent différentes époques – comme dans la première séquence onirique.


Avec grâce et humour, le film brosse une galerie de portraits de personnages atypiques, des grotesques et pathétiques habitants de la ville aux marginaux, attachants et malades. Ainsi les personnages les plus réussis du film sont-ils ceux de V. et de ses avatars, du séduisant Flamingo et d'Edgar Allan Poe, qui, pareil à Virgile pour Dante, guide Hall dans ses explorations de son inconscient. Hall, intermédiaire coincé entre (ou « twixt » en vieil américain) deux mondes, héros à la fois grotesque et sublime, finit par relier les deux bouts, à boucler son roman, résoudre le crime et offrir à Coppola – dont il est un double évident – une fin « en béton armé ». Le film atteint des sommets lorsqu'il s'autorise les plus belles audaces : fantasmes sur la vie et l’œuvre de Poe, décors numériques à portée hautement symboliques, effets gore qui renforcent la dimension gothique et romantique de l’œuvre. Coppola n'a pas réalisé « Dracula » pour rien et on pourrait voir dans « Twixt » un prolongement indépendant à cette œuvre hollywoodienne. Plus trivialement, tous les acteurs sont impeccables, Val Kilmer et Elle Fanning en tête, même si Alden Ehrenreich (Flamingo) est troublant en poète sensuel et mélancolique. Dan Deacon et Osvaldo Golijov composent une étonnante partition remarquablement variée et Coppola joue de nombreux effets de mise en scène inattendus (points de vues obliques, couleurs tranchantes et 3D que l'on devine très inventive).


Et comment ne pas s'émerveiller devant la malice de sa réflexion sur le processus créatif, qui donne au film ses minutes les plus hilarantes, lorsque l'on sait la souffrance que lui-même a pu éprouver après ses chefs d’œuvre du passé et les attentes que suscitait chacune de ses nouvelles créations. En cela, la trilogie indépendante de Coppola trouve en « Twixt » un geste cinématographique fort, parfois naïf, mais d'une jeunesse et d'une liberté insolentes.
Krokodebil
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le 13 mai 2013

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