Avec Two Lovers, James Gray signe un quatrième long-métrage doublement inattendu. D’abord parce que son prédécesseur, le déceptif La Nuit nous appartient date de 2007, délai rapproché pour un cinéaste qui nous avait habitués à espacer ses films de nombreuses années. Ensuite, parce que ce nouvel opus tourne – en partie seulement – le dos à l’univers de la pègre et des mafieux qui composait jusqu’à présent la toile de fond de l’œuvre de James Gray. Mais, en partie disions-nous, car les autres thèmes chers au cœur du réalisateur new-yorkais parcourent plus que jamais son travail, à savoir le poids de la famille et plus particulièrement du père, et en corollaire, la difficulté à s’extraire de ce cocon tour à tour protecteur et castrateur pour prendre sa propre vie en mains et s’envoler du nid.

Bien loin de l’envol, Leonard a réintégré le toit familial après une cruelle séparation amoureuse qui l’amena au bord du suicide et à l’hôpital psychiatrique. D’emblée, le malaise est perceptible, que ce soit à l’intérieur de sa chambre demeurée à l’état de celle d’un ado attardé – jusqu’à la présence d’un anachronique aquarium ; ou encore dans les relations protectrices et envahissantes que ses parents entretiennent avec lui, paraissant le surveiller en permanence du coin de l’œil. Attitude à son paroxysme lorsqu’ils reçoivent la famille Cohen dont le père envisage la reprise du pressing familial, mais aussi de provoquer une rencontre avec sa fille Sandra, jeune femme sage et rangée. Mais Leonard rencontre simultanément Michelle, sa voisine, jeune, belle et perturbée dans laquelle il reconnaît son double possible, une bouffée d’oxygène salutaire pour échapper à l’emprise du foyer.

C’est à un dilemme cornélien, le choix entre la raison et la passion, que se trouve confronté Leonard et James Gray nous donne ainsi à voir, avec sa classe et sa sobriété habituelles, les différentes étapes de la maturation d’un homme fragile, du passage de l’adolescent irresponsable et un tantinet déjanté au statut adulte. On comprend bien dans un premier temps l’échappatoire personnifiée par la blonde Michelle, elle-même engluée dans une histoire d’amour foireuse avec un collègue marié. Si elle voit en Leonard un grand frère aux conseils avisés, allant jusqu’à l’inclure dans son cercle de copines pour une sortie en boite (Gray toujours virtuose dans ces scènes de discothèque), celui-ci semble se persuader d’être tombé amoureux, niant du coup d’éventuels sentiments pour Sandra, l’effacée presque résignée.

Two Lovers s’emploie à exposer les méandres des agissements de Leonard, de plus en plus acculé, fuyant avec un entêtement destructeur une existence tournée vers un certain conformisme. Comme si l’expérience vouée à l’échec de Michelle trouvait un écho parfait dans la sienne. James Gray suit donc son héros – Joaquin Phoenix impeccable, à la fois fragile et déterminé, enfant perdu cherchant désespérément sa place – aussi bien sur les avenues chics et nocturnes de Manhattan que sur les toits des immeubles du Queens, la météo venant se mettre au diapason des états d’âme des personnages.
A l’inverse du clinquant et désincarné dernier long-métrage de Clint Eastwood (L’Echange), Two Lovers vaut par sa véritable ambiance crépusculaire et la capacité de son metteur en scène à sonder les tourments humains sans aucun manichéisme ni caricature. Ici tout est sensible et juste et les questions soulevées en filigrane par Two Lovers sont nombreuses, chacun d’entre nous commentant et ressentant à sa façon le chemin pris par Leonard.
Dans la normalité de son histoire et de ses protagonistes, James Gray, optant pour l’épure et abandonnant le thriller, atteint simplement à l’universel et à l’essentiel. Du grand art.
PatrickBraganti
8
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le 13 mai 2013

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