Jacques Audiard explore le réel et, sans chercher à l’embellir, il tente non seulement de le sortir de son ordinaire, mais aussi d’en faire quelque chose de cinématographique. Son cinéma, s’il est « romancé » pour ne pas être perçu comme documentaire, ne s’encombre pas des fioritures habituelles de films éloignés d’un quotidien qu’ils jugent trop pragmatique. Avec Un Prophète, il tente l’approche la plus honnête possible de l’univers carcéral, de ses us et coutumes, de sa population et surtout, de cette violence qui au fond, repose sur les mêmes ressorts que le reste de la société.


Un Prophète est donc la dissection de la prison, une plongée suffocante et oppressante, dans un monde où la vie est en perpétuel sursis. Dans un univers où la réinsertion n’est qu’une affirmation clientéliste des politiques, tant on y semble prisonnier d’un infernal cercle vicieux. Pourtant, Audiard y découvre des bribes d’espoir, que représentent ceux qui vous attendent dehors, que représente la perspective d’une sortie. Mais ce qu’il montre surtout, c’est à quel point la prison est un endroit qui reproduit les pires aspects de nos sociétés dites civilisées, sans espoir pour l’humanité. Tout y est communautarisme, corporatisme et pouvoir qui engendre la corruption des corps et des esprits. Ce qui n’est en fait, que l’usage de tous les leviers qu’offre notre modèle de vie en société, aux seules fins d’accession au pouvoir et par là, de « réussite sociale ».


De ce point de vue, le personnage de Malik est exemplaire et ressemble beaucoup à ce que les médias égrainent, quand ils parlent de récidive. Entré en prison en tant que « petite frappe », pour une peine « légère » de six ans fermes, son embrigadement par le « clan des Corses » va l’amener de force, puis de gré, à voir plus grand. Mais aussi à commettre plus grave, animé par une volonté toujours plus féroce de prendre le pouvoir à travers son « clan des Arabes ». Ce personnage de Malik est extrêmement symbolique de nous tous, citoyens soumis aux lois implicites de nos sociétés, ne valorisant que la réussite à tout crin. Malik n’est finalement pas bien différent de ces hommes d’affaires condamnés pour fraude, détournement ou corruption. Pas bien différent de ces entreprises dont l’activité tue et qui s’en accommodent. Tout bien pesé il fait beaucoup, avec le peu de moyens qu’on lui donne. Il sera mieux considéré, mieux payé que n’importe quel ouvrier à la chaîne qui s’acharne jour et nuit pour une misérable pitance.


Quelle est la frontière entre Malik et son interprète, Tahar Rahim ? On l’imagine ténue. Non pas qu’on soupçonne l’acteur d’un passé comme celui de Malik, mais parce-que rarement comédien aura à ce point brouillé la limite entre le « je suis » et le « je joue ». Les multiples prix que lui a valu ce rôle, s’ils ressemblent à un hold-up tant ils sont légion, sont certainement très proches de la réaction spontanée de jurés, estomaqués par un jeu bien évidemment habité, mais surtout vécu par son interprète. Lui avoir associé le monstre Niels Arestrup, talent incontestable du Septième Art, permet non seulement de trouver un équilibre dans une sorte de buddie-movie cannibale dénué d’humour, mais aussi de renforcer le côté initiatique du film, en le provoquant même entre les deux acteurs.


On sait Jacques Audiard excellent directeur d’acteur, il a le même talent de mise en scène. Talent indispensable lorsqu’on filme la prison, univers d’une monotonie infinie, où tout se ressemble, des couleurs monochromes à la forme des pièces. Quel que soit le lieu où l’on est, on y retrouve quatre murs sales et gris agrémentés de barreaux, symboles accablants de la privation de liberté. Face à ce lieu mort sa caméra est vivante, avide des corps. Montrant sans jamais chercher à démontrer, dans un délicat exercice de pragmatisme, où les faits que l’on montre importent plus que les preuves qui démontrent, Jacques Audiard apparaît, autant que nous, spectateur d’un univers qu’il semble découvrir.


Un Prophète est la découverte de l’enfer, celui de la saleté, de la sous-humanité, de l’humiliation comme mode de communication. Un univers où le salut ne vient que par la sortie ou la lutte. Un monde où la « réussite » est un impératif violent, sous peine de mort. C’est un spectacle âpre et sombre auquel Jacques Audiard assiste, un violent coup de pied dans les entrailles qu’il nous donne. Nos idées se brouillent, le malaise et très fort face au fatalisme qu’il suggère. Cette prison telle qu’il la filme ressemble à un négatif où, alors que plus que partout ailleurs l’ordre et la morale devraient s’appliquer, c’est la loi du plus fort (en gueule ?) qui règne. Pas l’anarchie, mais une sorte de microcosme qui s’auto-alimente des nouveaux détenus. Darwin réinventé en somme, puisque c’est une forme de sélection naturelle qui semble régner.

Jambalaya
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