Difficile de lire quoi que ce soit sur Bi Gan, le petit prodige du cinéma chinois, sans tomber sur une évocation de Wong Kar-Wai au détour d'un paragraphe. Si l'influence du maître hong-kongais est évidente, Bi Gan s'en démarque pourtant profondément en adoptant une approche beaucoup moins sensuelle, beaucoup plus psychologique, analytique, du thème de la mémoire.


La première temporalité du film, celle de l'enquête, nous donne ainsi à suivre un héros fuyant, très souvent filmé de dos, de loin, ou trop près, mais de profil, flou et à moitié dans le cadre, quand ce dernier n'est pas renversé ; ce sont des travellings qui font la part belle au réalisme dur, mais aussi humide et coloré de décors souvent extérieurs, qui n'est pas sans rappeler certains thrillers coréens ; de telle manière que passée la moitié du film, on a encore un peu de mal à se souvenir du visage du protagoniste. À contrario la deuxième temporalité, celle de la romance, s'autorise quelques approches en douceur. Les couleurs se font plus organiques, les espaces plus clos, la mise en scène moins prosaïque. La façon d'introduire la première discussion des deux amants, sous le tunnel, est par exemple particulièrement mystérieuse ; la pluie brouille le champ de vision, on distingue le déplacement de la voiture sans que cela nous permette de bien saisir la topographie du lieu... Pour finalement déboucher sous un tunnel complètement isolé, comme hors du monde.


Mais qu'on ne s'y trompe pas, la distance est permanente. L'alternance constante et anarchique entre les deux temporalités nous empêche de jamais saisir ces personnages qui, de toute façon, sont incapables de se saisir eux-mêmes. À cet égard, la deuxième partie du film viendra faire à la fois office de développement et de conclusion. Le temps d'un rêve, le héros explorera des angoisses et des questionnements qui, paradoxalement, n'auront jamais été aussi explicites.


Cette deuxième et dernière partie, filmée en plan-séquence, est une réussite totale. Non contente de reproduire à merveille les réminiscences de la "journée" qui s'est écoulée - en réalité plusieurs jours - par le biais de références visuelles plus ou moins subtiles, elle en justifie et renforce à posteriori la nature décousue par opposition à sa propre unité, à sa propre fluidité ; de sorte que c'est le rêve qui semble vrai, et la réalité une vague succession de souvenirs diffus. Surtout, la construction du lieu où le rêve prend place transmet à merveille cette impression d'endroit à la fois ouvert et fermé, hors du temps, à la logique et à la topographie changeantes au gré des sensations et des réminiscences. Le héros aura ainsi d'abord l'idée d'un lieu, avant de le visualiser, puis de s'y rendre ; progressant ainsi par strates, il descendra au fur et à mesure qu'il se confrontera à ses traumatismes.


Un grand voyage vers la nuit manque peut-être un peu de chaleur et d'émotion. C'est néanmoins un exercice de style passionnant, riche, à l'esthétique saisissante, qui explore à merveille le thème de la mémoire, du traumatisme, et de la quête de soi. Assurément un des films intéressants de ce début d'année.

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le 27 févr. 2019

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Arbuste

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