Aussi enthousiaste que soit l’auteur de ces lignes envers ces grands cinéastes que sont Jia Zhangkhe et Wang Bing, deux de ses réalisateurs chinois favoris du moment et du Mainland, ceux qu’on appelle « la sixième génération », l’arrivée de Bi Gan dans le paysage ne peut que la ravir. Le cinéma-vérité de ces réalisateurs, sous forme de fiction ou de documentaire, ne permet pas trop le lyrisme, tant la réalité qu’il décrit est âpre. C’est pourquoi, en dehors de ses qualités intrinsèques impressionnantes, Un grand Voyage vers la nuit, un film éminemment inventif, est une excellente nouvelle.


Présenté au dernier Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard, le film est un OVNI de 2h18 qui accroche le regard du spectateur du début jusqu’à sa sublime fin. Suite au décès de son père, le jeune Luo Hongwu (Huang Jie, qui n’est pas sans rappeler Tony Leung dans Chungking Express de Wong Kar-wai ) retourne dans sa ville natale de Kaili et se met à la poursuite d’une femme aimée, Wan Qiwen (Tang Wei)…, à l’identité mystérieuse. Dans le train qui le transporte une femme se matérialise, et dit s’appeler Wan Qiwen Dit comme ceci, Un grand Voyage vers la nuit ressemble à n’importe quel noir avec son détective taciturne. Et pourtant dès la première scène, on est face à une expérience sensorielle hypnotique et singulière, suivie pendant toute la première partie du film d’une succession d’images d’une inventivité folle et d’une beauté ahurissante. Bi Gan utilise tous les moyens (reflets, miroirs, textures telle que la pluie, et surtout une gestion impeccable de la lumière avec profusion de sources lumineuses différentes : néon, soleil, tungstène, etc.), pour faire de chacun de ses plans une véritable œuvre d’art. L’atmosphère qui s’en dégage est celle d’une rêverie, celle que Bi Gan voulait en effet traduire. Le film mêle d’une manière fragmentaire très soignée, la réalité et le rêve, des bribes du passé de Luo Hongwu, de sa relation romantique avec sa maîtresse Wan Qiwan, de l’assassinat de son ami « Wildcat », dans un maelström étourdissant d’informations dont on n’arrive pas toujours à extraire l’imaginaire du réel, sans que cela ne pose un vrai problème au spectateur subjugué. Au bout de presque quatre-vingt minutes de ce premier voyage onirique et énigmatique, l’enquête et la quête semblent arriver à un point mort, Luo Hongwu lui-même de guerre lasse s’engouffre dans un cinéma, enfile des lunettes 3D, dans le même temps enjoignant le spectateur à faire de même, comme la consigne du réalisateur le précisait au début du métrage. Luo Hongwu traverse l’écran pour une deuxième aventure tout aussi folle, et arrive en effet vers la nuit d’un univers qui oscille entre les entrailles de la Terre et le décor d’un jeu vidéo. Il y rencontre d’autres personnages, des souvenirs encore plus anciens, la version juvénile de son ami Wildcat qu’il bat au ping-pong, une version différente également de Wan Qiwen avec qui il joue au billard, toutes sortes de défi qui lui permettent finalement de continuer sa quête de la personne aimée en scooter, en tyrolienne ou même en volant dans les airs. On aura compris que l’univers de Bi Gan est fantasque, lyrique, depuis son cheval ailé jusqu’à ces rencontres fantomatiques qu’il fait au détour de sa déambulation filmée dans un incroyable plan-séquence de près d’une heure, d’une dynamique qu’on a rarement vue dans de telles circonstances. Ce n’est pas la caméra qui suit les personnages, ce sont les personnages qui s’arrangent pour retrouver la caméra, souvent par surprise, laissant le spectateur pantois devant tant de prouesse.


Mais la prouesse ultime de Bi Gan finalement n’est pas seulement cette débauche de savoir-faire technique. Bien que très fragmentaire dans sa première partie, et guère plus linéaire dans le plan-séquence, son récit parvient à étreindre et émouvoir, la quête impossible de l’amour absolu tisse la trame de ce travail exigeant sur la mémoire, les rêves, le cinéma. Le mystère qui s’épaissit dans son film intrigue au lieu de rebuter. Et plutôt qu’agacer, les références ouvertes à ses cinéastes de chevet (Hou Hsiao-hsien ou Wong Kar-wai) ne font que rajouter de l’intérêt pour son film et jamais n’étouffent Un grand voyage vers la nuit de leur présence.


Aucun cinéaste chinois n’a encore travaillé comme Bi Gan, peut-être même aucun cinéaste du tout, et sa capacité à se nourrir de tout ce qu’il voit, de Bob l’Eponge à Vertigo, nous promet encore de nombreuses heures de cinéma aussi vertigineux, d’expérience aussi totale que celle que nous venons de vivre, un film d’une extraordinaire richesse qui se termine somptueusement par l’éphémère d’un feu de Bengale et la survivance éternelle d’un premier baiser.


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Bea_Dls
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le 7 févr. 2019

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Bea Dls

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