Un jeune homme (Micha Rozenkier) descend du car qui l’a conduit à bon port, dans la campagne israélienne. Averti par son portable d’une bombe imminente, il se protège de la déflagration qui retentit aussitôt, en hors-champ, en s’accroupissant contre l’abri-bus. S’affiche le titre, insolemment antiphrastique : « Un Havre de Paix ».


De fait, la guerre sera à la fois la grande absente, puisqu’elle n’apparaît jamais à l’image, et la préoccupation constante des protagonistes comme des spectateurs, puisqu’elle assiège la bande-son et met au défi le public occidental de s’habituer à elle, en faisant entendre, dans un lointain par moments proche, ses explosions régulières. Harcelante, elle s’impose également à l’esprit des trois frères qui se trouvent réunis autour de leur mère (Claudia Dulitchi), dans le kibboutz de leur enfance, à l’occasion des funérailles paternelles. En effet, le benjamin de la scène d’ouverture, Avishai, doit rejoindre sous peu le front que ses deux aînés ont déjà connu et dont ils sont tous deux revenus traumatisés, chacun à sa manière. L’aîné, Itai, incarné par le réalisateur lui-même, semble reprendre l’héritage du père et s’enferme dans le bunker d’une virilité forcenée, martiale et sexualisée, qui nie son propre traumatisme et décrète une séance d’entraînement à la guerre par paintball constituant l’un des moments de bravoure de ce premier long-métrage de Yona Rozenkier. C’est à son frère cadet dans la vraie vie, Yoel Rozenkier, que le réalisateur délègue ici son propre personnage, rebaptisé Yoav pour la circonstance. Yoav/Yona, le frère du milieu, est celui dont le positionnement sera le plus mobile et le plus subtil : entre le militarisme de l’aîné et la terreur du benjamin, il saura évoluer d’un rôle prescriptif, normatif, à une ouverture plus empathique, finalement protectrice, quitte à imposer une blessure. La guerre, ainsi, ne se contente pas d’encercler la fratrie, frappant parfois au plus près comme pour manifester sa puissance, elle se glisse dans ses anfractuosités et y commet ses dégâts. Le père lui-même, dont on connaît peu de choses, si ce n’est l’éducation à la dure qu’il a imposée à ses fils et dont il étend l’emprise jusqu’au-delà de sa propre mort, n’a pu se protéger de la maladie, puis de la finitude, malgré l’arsenal de ses parades et de ses entraînements.


La paix trouve pourtant à se loger, sur ce terrain miné de part en part. Elle s’abrite dans l’espace même du kibboutz, celui dans lequel le réalisateur a véritablement passé son enfance, îlot de verdure où les animaux errent librement, à leurs risques et périls, toutefois, et où une musique festive peut soudain éclater, diffusée par tous les haut-parleurs, même en une nuit de deuil, comme une offense et un défi à la mort. C’est là aussi que peuvent renaître des moments de jeu entre les trois frères, redevenus tout petits sous un champ d’immenses cannes à sucre, ou encore savourant, presque nus, la fraîcheur d’un jet d’eau. L’eau, justement... Purifiante, irrigante, permettant le végétal mais risquant également de le noyer par son excès, créant la boue, recueillant une relique sacrée mais risquant également de fracasser, par sa violence, les vivants qui se risquent en elle... La vie, dans sa splendide ambivalence.


Yona Rozenkier signe ici, dans des teintes désaturées, comme au bord de la décomposition, un premier film impressionnant, donnant à examiner trois positionnements face à la masculinité, face à la sensibilité, face aux liens de sang. Trois positionnements qui posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses : qu’est-ce qu’être homme ? Qu’est-ce qu’être frère ? Qu’est-ce qu’être fils ?

AnneSchneider
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement. et Films dans lesquels l'eau joue le rôle d'un protagoniste

Créée

le 30 mai 2019

Critique lue 627 fois

14 j'aime

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 627 fois

14

D'autres avis sur Un havre de paix

Un havre de paix
denizor
8

Critique de Un havre de paix par denizor

Avec ce premier long-métrage, Yona Rozenkier assène une bonne droite au culte de la virilité de la société  israélienne. Un havre de paix, vraiment ? Plutôt tout le contraire Le cinéma est...

le 22 nov. 2018

6 j'aime

Un havre de paix
SybilleGuerriero
6

Masculinité à l'israélienne

J'ai été assez surprise par Un havre de paix puisque j'y suis allée en ayant seulement vu l'affiche et en sachant que c'était un film israélien. De cette affiche colorée, je m'attendais à une...

le 8 mars 2020

Un havre de paix
Cheminet
7

Petit film sympathique sur fond de tragédie

Les bombes peuvent éclater à tout moment dans ce coin de cambrousse et la sonnerie du téléphone portable les annoncent régulièrement. D'où viennent ces engins ? Comment les tirs sont-ils repérés ...

le 18 juin 2019

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3