Sophie Pétronin a été enlevée et retenue en otage depuis 2016.
Elle a été libérée aujourd’hui, en octobre 2020.
Il est possible qu’elle n’ait eu aucune information sur notre pays durant sa captivité, alors si on lui montrait ce documentaire, il y a peu de chances pour qu’elle y reconnaisse le pays qu’elle avait quitté. Et il est probable qu’elle se dise que ce n’est pas le spectacle dont elle a besoin alors qu’elle retrouve sa liberté.


De liberté justement, il en est question dans le documentaire: ici c’est celle d’expression et celle de manifester qui sont à l’oeuvre, dans une sorte d’opposition irréconciliable avec le maintien de l’ordre public.


Cette antinomie est mise en image à travers tout le documentaire: du début à la fin, avons-nous seulement une fois l’impression que les personnes qu’on voit lutter les unes contre les autres pourraient se retrouver “dans la vraie vie”, partager des passions communes, encourager une équipe de foot, s’émerveiller ensemble des exploits d’un homme qui mettrait le premier pied sur la lune…?
Non, on oublie que les hommes derrière l’uniforme sont des humains, comme on oublie que les militants peuvent défendre leurs idées sans devenir foncièrement anti-flic.


Cette opposition viscérale présentée comme insurmontable, c’est ce qui fait mal, bien plus que le reste. On est sonné à plusieurs reprises par un documentaire dont la majorité des images est violente. D’autant qu’on sait qu’il ne s’agit pas de reconstitutions mais de la réalité crue.


On a du mal à reconnaître la France qui nous a vu grandir pendant les 86 minutes que durent le film. Peu importe nos idées vis à vis du mouvement des gilets jaunes, peu importe notre propre rapport à la police, il n’est jamais plaisant de voir des gens se battre, sauf sur un terrain de sport, encadré par certaines règles.
L’un des intervenants essaie de nous montrer que même dans le chaos des règles implicites sont à l’oeuvre: on jette des projectiles sur des motards mais - d’après lui- uniquement quand on est sûrs qu’ils seront capables de s’enfuir.
Il a peut-être raison, mais honnêtement même en voulant prendre du recul et jouer le détachement, c’est difficile de rejoindre son point de vue. Certaines scènes restent extrêmement choquantes, qu’elles soient le fait d’un groupe entier ou juste de quelques individus isolés.


Même entourée des meilleures explications du monde, une image violente reste dure à regarder et on pourra reprocher au documentaire de trop tirer sur la corde sensible (ce à quoi il pourrait être rétorqué que la violence n’est pas dans les images et leur compilation mais dans les actes qu’on y voit). On peut regretter que le film verse dans la surenchère de ce côté.


A l’inverse la construction d’un pays qui se tient sage vise juste quand elle propose des vues d’espaces publics en temps ordinaire par opposition aux moments de chaos au coeur de la lutte, quand on tagge les monuments et qu’on décèle des pavés, quand on retrouve le sang des blessés sur la chaussée, quand le cortège devient meute et que les forces de police se mettent en ordre de bataille..


Chaque nouveau plan calme nous rappelle combien on aime un pays apaisé, un espace de partage, un lieu qui nous inspire confiance, alors que les images de violence de part et d’autres nous crient qu’on a perdu tout ça et que Rousseau doit se demander qui a déchiré son joli contrat social. Il faudra qu’on lui parle d’internet et de la dématérialisation des procédures qui permet de signer un contrat à distance...
Ce qui fait penser que c’est justement la technologie qui en s’invitant dans les cortèges devient une arme elle aussi: la violence physique est captée par les téléphones, partagée et propagée. La persistance du témoignage contribue à rendre la plaie plus difficile à cicatriser: aurions-nous été autant choqués par le sort de George Floyd si nous n’avions vu en boucle les images insoutenables de son agression? Combien ont vécu le même sort sans avoir eu “la chance” d’être filmés? C’est notre rapport à l’image qui est mis en cause.


D’ailleurs le mouvement des gilets jaunes a pris feu à partir d’une vidéo devenue virale.
Le rôle des réseaux sociaux et la capacité de l’information à se propager comme une trainée de poudre mériterait plusieurs autres documentaires.
Il aurait également été intéressant de s’attarder sur ce qui est brièvement évoqué: l’un des trop rares intervenants issu des forces de l’ordre indique un peu maladroitement (et c’est dommage) qu’être filmé en permanence représente un stress supplémentaire pour eux.
On peut y voir la crainte de se faire prendre en pleine bavure ou juste l’agacement ordinaire de quelqu’un qui ne fait déjà pas un métier populaire et qui sait combien les images peuvent lui être défavorables quand bien même il resterait dans les clous.
Evidemment les milliers de téléphones présents dans les manifestations permettent de capter ce qui ne va pas, et c’est très bien de savoir que désormais les victimes peuvent s’appuyer sur des images pour se défendre contre l’appareil public.
Mais on sait aussi combien il est facile de juger sur un extrait de 5 minutes, et combien le contexte peut s’avérer bien différent de ce qu’on pense.
Nous sommes dépendants de celui qui filme, mais nous en rendons-nous compte? C’est honteux de voir certains comportements, d’un côté comme de l’autre, mais il faut du recul pour réellement prendre la mesure de ce qu’on voit.


La réflexion sur ce qui est légal, ce qui est juste, ce qui est acceptable, ce qui doit être remis en question en démocratie mérite elle aussi qu’on s’y attarde. Le film aura eu le mérite d’ouvrir une myriade de pistes, d’y apporter quelques éléments de réponse, mais on sait que pour la plupart il faudrait creuser davantage.


Et puis il y a l’angle de vue: le choix du réalisateur est de partir des images filmées “à chaud”, dans le mouvement, et de mettre en parallèle les réactions ultérieures d’une trentaine d’intervenants, la plupart deux par deux pour créer un dialogue, pas nécessairement une confrontation, plutôt une discussion. Cette mise en abyme aide parfois à objectiver des images, mais on ne peut s’empêcher de remarquer très vite un déséquilibre entre le nombre d’intervenants favorables aux manifestants et les autres. Ce qui est en partie justifié par les panneaux finaux.


Le documentaire est orienté, le but est de parler des violences policières, d’en dresser une sorte d’inventaire en énumérant les différents cas des dernières années tout en s’interrogeant sur leur “bien fondé”.


L’apport du documentaire est là: sur cette question de la légitimité de la violence et de la manière dont une société peut décider de la latitude laissée à la police en la matière. Qu’est ce que c’est que la violence légitime? A partir de quand une révolte devient une volonté révolutionnaire?


Les témoignages de blessés se succèdent peut être trop pour qu’on ne devine pas la pensée du réalisateur derrière, et c’est bien dommage parce qu’on sent à plusieurs reprises qu’on n’est pas loin de tenir un vrai truc: au delà du côté “voyeuriste” et de la compilations d’images chocs, la réflexion sur la démocratie, sur le rôle de la police, sur la protection des institutions contre (ou en plus de?) la protection des individus, tout ça est vraiment passionnant.


Comme il aurait été pertinent d’interroger peut être des personnes qui ont eu à se défendre contre les violences des gilets jaunes: on voit quelques scènes de violence de leur côtés, une commerçante qui s’en plaint mais sur la totalité du documentaire c’est bien peu, alors qu’il y aurait sans doute aussi matière à émouvoir..


Il faut reconnaître à un pays qui se tient sage le courage de défricher le terrain, d’être le premier sur grand écran à revenir sur une plaie qui n’est pas encore refermée. A nous de savoir peser le pour et le contre, se servir de ce qu'on y a perçu pour s'interroger sur le vivre ensemble et chercher des solutions pour sortir de l'impasse qu'on nous décrit ici.

iori
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le 13 oct. 2020

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