Nous tenons là un film terriblement envoûtant qui plonge le spectateur dans un état quasi hypnotique et dont on ressort forcément troublé. Disons quelques mots du synopsis, adapté d’un roman de Michel Faber, mais ne nous y attardons pas : cette œuvre, moins qu’aucune autre, n’est réductible à sa trame et cette dernière, présentée abruptement, semblera n’offrir qu’un intérêt limité. Un ovni a atterri en Ecosse, un des extraterrestres a pris forme humaine (empruntant les traits séduisants de Scarlett Johansson) et est envoyé dans ce qui semble être une mission sur les routes de l’île, conduisant une camionnette et abordant des hommes seuls qu’elle séduit et faire disparaître – tout le monde connaît cette légende urbaine sur les abductions, sur les enlèvements par des aliens. Ce pitch laisserait croire que nous avons à faire à un film de science-fiction, or ce n’est pas du tout le cas.

De la science-fiction le réalisateur a gardé quelques éléments visuels : la séquence d’introduction dont on croit qu’elle représente l’arrivée de l’ovni avant de comprendre qu’il s’agit de la recomposition d’une pupille, Scarlett dépouillant le corps d’une noyée de ses vêtements pour se les approprier sur un fond blanc et vide éblouissant (qui contraste avec le reste de la palette graphique du film, au contraire très obscure) et surtout les scènes, plusieurs fois répétées mais très frappantes, dans lesquelles la femme fatale emmène ses proies dans une sorte de non-lieu minimaliste où on voit les pauvres hommes, une fois nus, tenter de suivre l’objet de leur désir qui marche devant eux et disparaître dans un sol devenu tout à coup liquide. Cette esthétique très clinique, dans laquelle la plastique de l’actrice se fond à merveille, est agréablement contrebalancée par les superbes paysages écossais nimbés de brume, collines moutonneuses, écume en suspension sur le bord de mer, première neige sur les forêts de sapins… La synthèse harmonieuse de ces deux esthétiques opposées contribue pour beaucoup à conférer au film cette atmosphère d’immersion. Le rapport à la matière, l’appréhension des sens y occupent une place centrale, dont quelques dialogues, très rares, ne viennent pas nous distraire. Le tout est porté par une bande-son qui oscille entre bruitages (stridulations, halètements, frottement rythmique de l’essuie-glace sur le pare-brise – car il pleut souvent en Ecosse) et un thème musical qui n’est pas sans rappeler certaines bandes originales d’Hitchcock.

Scarlett Johansson tient admirablement son statut d’un être étranger à son propre corps. Elle joue l’altérité au monde, l’altérité aux hommes (qu’elle réduit à leur désir – hameçon par lequel elle les capture – mais qu’elle ne parvient pas à individualiser), l’altérité aux sens (elle essaie en vain de manger un gâteau qu’elle recrache immédiatement, elle tentera une seule fois de se laisser posséder par un homme mais s’avérera… impénétrable) et surtout altérité à la forme humaine qu’elle a empruntée, traduite par son regard fixe et inexpressif ou ses mouvements parfois mal coordonnés, ce qui la fera par exemple trébucher en pleine rue, sans raison apparente. Peut-être s’humanise-t-elle au fil des jours, peut-être a-t-elle finalement été émue par un homme difforme, qui lui résiste au premier abord et qu’elle laisse survivre, ou par un autre, qui l’héberge plusieurs jours. Peut-être a-t-elle failli à sa mission, raison pour laquelle ses congénères extraterrestres, incarnés par des motards, la recherchent et l’attendent en vain alors qu’elle fuit dans la forêt, vers sa perte. Tout cela reste du domaine de l’hypothèse, rien n’est explicite dans l’évolution de ce récit, Under the Skin s’appréciant avant tout comme une œuvre contemplative, sensorielle et immersive.
David_L_Epée
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le 18 juil. 2014

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David_L_Epée

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