Critique pour le site Le Bleu du Miroir


Décharge mentale
Portrait naturaliste et âpre, Une femme heureuse sonde de l’intérieur le quotidien d’un couple middle class en banlieue de Londres, une vie de famille placée sous le signe des privilégiés blancs hétéro-normés. Sauf que la peinture ne cesse de s’effriter autour du personnage de la mère, incarnée avec authenticité par Gemma Arterton, pour in fine faire craquer le vernis social dans lequel son mari Mark, sous les traits d’un Dominic Cooper sidérant de justesse, se conforter égoïstement.


Sculpté pour l’actrice, jusqu’à un dépouillement émotionnel anxiogène, le dernier film de Dominic Savage explore avec une empathie distanciée les différentes interactions au sein d’un foyer entre le mari et sa femme, la mère et ses enfants. Une histoire de famille comme tant d’autres qui, de l’extérieur, semble heureuse en épousant les normes dictées par une société qui justifie l’inacceptable par la banalité. Mais le centre de gravité de la camera est celui de Gemma Arterton, prise en étau dans le rôle de mère au foyer, conduisant à un étouffement viral qui pèse sur le spectateur dès les premières minutes du film. Car au-delà de la beauté incandescente de l’actrice, et de la photographie à la lumière poétique, s’opère l’effacement du personnage en silence, sans que personne ne s’en aperçoive ou ne réagisse. Une dilution de l’identité plus commune qui n’y paraît dans notre société contemporaine pourtant souvent invisible au regard d’autrui, qui amorcera à la moitié de l’histoire une rupture salvatrice mais douloureuse.


Ce mal qui écrase le personnage féminin répond aux stéréotypes du bon schéma familial construit sous l’emprise du mari et maintenu par l’entourage : la charge mentale. Durant la première heure, la trame narrative déroule avec finesse comment ce poids s’installe de manière insidieuse dans la vie pour une expérience aussi éprouvante pour la mère que pour le spectateur. Longtemps ignorée car faisant partie des liens acceptés comme ordinaires, la charge mentale exerce une pression considérable le plus souvent sur l’épouse qui doit penser à tout pour tout le monde et tout faire : lui revient les prérogatives des taches ménagères, celles des courses, celles de la partie ingrate de l’éducation des enfants étant donné l’épuisement « justifié » du mari qui travaille pour subvenir aux besoins de la famille. Un rôle qui le dédouane apparemment de tout investissement dans le foyer, à ses yeux et aux yeux des autres formatés par le machisme des siècles derniers.


Les envies et les aspirations de la mère sont relayées au placard pour céder à une détresse sourde accentuée, une fois encore par un mal souvent méprisé : le viol conjugal. Un tabou soigneusement poussé sous le tapis qui dans Une femme heureuse vient percuter brutalement l’écran au point d’opérer sur le spectateur une gêne quasi insoutenable. Un joli tabou toujours d’actualité sous prétexte nauséabond du mythe du devoir conjugal, concept moyenâgeux qui a traversé cependant les ères. Car « les violences sexuelles sont une question de pouvoir » comme l’explique la féministe et l’auteure Roxane Gay. Une emprise brillamment illustrée par Dominic Savage dans la première partie du film où le mari feint de ne pas voir l’absence de consentement de sa femme qui finit par s’oublier pour échapper à ces moments de soumission dans lesquels elle est prisonnière. Des actes répétés non consentis qui dévoilent l’ampleur d’un problème trop peu visible et pourtant destructeur.


Les soi-disant privilèges se transforment en cauchemar pour Tara, confrontée de surcroit à l’incompréhension de ses proches, alors que l’essence même de sa personne s’évapore comme le démontre le film puisque ce n’est qu’au bout d’une heure que le nom du personnage principal sera prononcé. Un détail signifiant frappant de brutalité, Tara passant de mère-objet à femme pour la première fois.


Ceci n'est pas une fuite
Ne trouvant même pas de réconfort auprès de sa mère, et faisant face à un mari qui singe une écoute pour ses envies simplement par intérêt pour son propre bonheur, Tara ne voit d’échappatoire à sa « prison dorée » qu’en s’enfuyant. Mais cette fuite n’en est pas une comme le suggère le titre anglophone du film, The escape, dont l’adaptation française demeure un réel mystère. Car de Femme heureuse il n’y a point dans ce récit, et il serait bien trop aisé de remettre la faute sur le personnage féminin arguant qu’elle n’a qu’à quitter ce mari bourru. Tara est manifestement piégée dans un couple datant de l’adolescence, une histoire d’amour fanée depuis longtemps et qui a enroulé ses tentacules vénéneuses autour d’elle, brisant son indépendance. Elle est contrainte, voire forcée par le regard des autres, de continuer dans cette société qui ne justifie pas la prise de liberté d’une mère à qui tout semble acquis, qui alors en serait une mauvaise si elle souhaitait s’émanciper.


Mais l’ultime rupture nerveuse conduit Tara à s’échapper du foyer sous prétexte d’une quête artistique. Il s’agit en réalité d’une quête de soi qui s’enclenche lors de la deuxième partie du film. Et c’est autour d’un Paris romanesque et d’une idylle à la française que cela se produit. Un second chapitre certes moins subtil mais non moins essentiel. Car durant cette liberté vagabonde, Tara se découvre en tant que femme, hors de son statut de mère au foyer. Il s’agit d’une mue fragile au cours de laquelle l’équilibre entre l’être femme et l’être mère est précaire. La romance fugace qu’elle vit alors à Paris démontre les difficultés pour les femmes à se connecter à elles. Un enjeu saisi délicatement par le réalisateur Dominic Savage : « certains spectateurs pourraient penser que ce que fait Tara est mal, mais Gemma Arterton arrive à nous faire comprendre et aimer ce personnage. On voit que cette expérience est traumatisante pour elle. En jouant avec notre sensibilité, elle nous fait comprendre intimement pourquoi Tara agit ainsi ». Et si Gemma Arterton contribue avec une telle grâce à nous toucher cela tient à une interprétation sensiblement juste mais aussi à son féminisme personnel qui apporte une plus-value essentielle.


Malgré la maladresse de ce second volet, le discours contribue à lever le voile sur les inégalités entre les sexes en exposant l’hypocrisie moderne au sujet de la tromperie. Alors que l’adultère masculin demeure presque un anodin dans le récit, Tara vit son acte comme une blessure ouverte sur son âme par effet de miroir avec son amant. La culpabilité s’abat sur elle corsetant davantage son existence dont elle a été dépossédée trop longtemps. Une souffrance qui cependant lui montre un autre chemin. Et ce n’est qu’à ce point de non retour que son mari Mark réagit à la détresse de Tara, après des années d’une emprise étouffante, manifestée par le jeu naturaliste de l’actrice qui porte le film sur ses épaules.


The Escape est une histoire dure par la banalité des violences infligées à Tara, où le réalisme trouble les certitudes de l’apparent bonheur masquant le viol conjugal. C’est un tremblement (non)fictionnel du quotidien qui met en exergue l’importance à revoir les schèmes familiaux pour que le foyer se gère à deux, afin de mettre fin à la charge mentale.

CCorubolo
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le 7 mai 2018

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