Il y a certaines œuvres dont la vision est parfois si dérangeante qu’elle en devient difficile, presqu’insupportable. Pourtant, certains éléments retiennent notre attention, exerçant sur nous une fascination telle qu’il est impossible de décoller les yeux de l’image, tant l’on sait que l’on assiste à un spectacle hors du commun. « Une femme sous influence », 7e film de John Cassavetes, rentre dans cette catégorie.


Il s’agit d’un drame familial, particulièrement centré sur un couple, Nick et Mabel, filmé de manière clinique avec un souci de réalisme parfois terrifiant. Ouvrier, Nick travaille sur des chantiers et est régulièrement appelé à intervenir en ville, sans savoir à l’avance quand on peut avoir besoin de lui. Son épouse, Mabel, est une femme très sensible, en proie à des émotions puissantes qu’elle lutte pour maîtriser. Le couple réside avec leurs trois enfants dans un quartier pavillonnaire d’une ville en bord de mer.


Le personnage principal est celui de Mabel, femme excentrique dont l’instabilité mentale devient rapidement l’enjeu central du film. Mal à l’aise en société, sujette à des sautes d’humeur brutales et à des comportements jugés inconvenants aux mœurs habituelles, elle cause de l’embarras et du souci à ses proches. Son état, sa "folie", ou à tout le moins sa sensibilité hors du commun, attise les tensions au sein de la cellule familiale, qu’elle divise fortement.


Le film est particulièrement intelligent dans son traitement de la folie, sujet difficile s’il en est, qu’il mêle habilement avec d’autres problématiques qui y sont reliées : la vie en société, les convenances ou encore les relations familiales. La question est étudiée sous ces multiples points de vue et permet de s’interroger légitimement sur ce qu’est, au final, ce que l’on considère comme étant un comportement de "fou". Les excentricités de Mabel, son côté lunatique et ses difficultés à "coller" à un modèle auquel on voudrait la faire correspondre en font déséquilibrée aux yeux de la plupart. "This woman is crazy", assènera Margaret (Katharine Cassavetes, la propre mère du réalisateur, recrutée pour l’occasion). Le jugement est sans appel. Il est pourtant intéressant de constater que pour la cellule familiale la plus resserrée, la "famille nucléaire", c’est-à-dire son mari et ses enfants, Mabel n’est pas folle. Elle possède son caractère et ses manies ("Be yourself", ne cessera de lui répéter Nick), mais cela fait partie de son personnage, et contribue à façonner la personne qu’elle est et que ses enfants chérissent plus que tout. J'aime aussi beaucoup cette idée selon laquelle Mabel possède un langage à elle, qu'il faut apprendre à apprivoiser pour pouvoir rentrer dans son monde et la comprendre. Ses enfants n'ont pas besoin de mots pour lui témoigner leur amour. Nick, quant à lui, a mis au point une communication non verbale avec elle, basée sur des gestes et des mimiques. C'est un genre de connivence, une gestuelle dont seuls eux ont les clefs et qui permet à Mabel de s'exprimer. Cela donne lieu à quelques scènes touchantes, et rend les deux personnages plus attachants encore. Le spectateur est libre de son interprétation, mais le propos du film, très puissant, permet de relativiser ce que l’on juge cavalièrement comme étant un comportement de "fou", et donc, par-là, d’inacceptable et d’inapte à vivre en société.


Afin d’appuyer la réflexion et l’histoire développées par le film, Cassavetes s’appuie tout d’abord sur un sens aigu du rythme, de la gestion de certaines scènes clef qui permettent d’impliquer émotionnellement son audience. L’œuvre s’étend sur une durée conséquente (deux heures et demi), ce qui permet au cinéaste de prolonger les séquences de son choix. Les scènes essentielles du film se déroulent lors de repas – entre amis ou avec la famille étendue –, un moment social par excellence. Le génie de Cassavetes réside dans sa capacité à faire monter la tension durant ces quelques séquences. Elles constituent de sortes de "one-woman show", où Mabel, clairement mal à l’aise, tente de "bien faire". Ses interventions montrent son incapacité à se conduire de manière normale, par rapport aux normes de la société, et embarrassent l’audience comme le spectateur, presqu’assis autour de la table comme les autres personnages. Au fur et à mesure que la scène se prolonge, interminable, le malaise grandit et l’on en vient à redouter le point de rupture de Mabel. Ces séquences, suffocantes, sont particulièrement difficiles à soutenir. Cassavetes prend un malin plaisir à les faire durer, encore et encore, et l’on ne peut détourner les yeux, pris d’un genre de fascination morbide pour cette pauvre femme qui s’humilie publiquement.


Les deux autres piliers du film ne sont autres que Peter Falk et Gena Rowlands. Lui est fantastique dans le rôle de Nick, avec ses épais sourcils et son accent italien très marqué. Son personnage est très complexe, tantôt doux et aimant, tantôt frustre et violent. Nick n’est pas un homme très instruit : il a été élevé d’une manière très traditionnaliste, et ne sait pas vraiment comment se comporter avec son épouse. Il est capable d’explosions de rage terrifiantes, où, sa patience étant à bout, il fait preuve d’une violence inacceptable envers les autres. Mais Nick est avant tout un personnage fragile et conscient de ses propres limites. Il accepte ainsi docilement l’avis et les conseils de sa mère, figure essentielle de sa vie. Profondément amoureux de Mabel, dont il est le plus fervent défenseur, Nick est pétri de remords et ne cherche qu’à "bien faire", sans savoir comment s’y prendre. Ses hésitations, ses changements d’avis soudains – parfois presque lunatiques – et surtout, sa loyauté indéfectible envers sa femme en font un personnage très humain et touchant, tantôt insupportable dans sa manière de réagir, accumulant les erreurs et les fautes impardonnables, tantôt fragile et intérieurement miné. Peter Falk excelle dans ce registre : son visage, très expressif, convoie toutes les émotions de son personnage avec une sincérité et une facilité désarmantes.


Evidemment, la clef de voûte du film est Gena Rowlands elle-même, qui livre une prestation habitée, géniale, probablement l’une des meilleures performances d’actrice de tous les temps. Son personnage, Mabel, ne quitte pas le cadre de l’écran pendant toute la première partie du film. Son état empire de scène en scène, et, à petites doses, le réalisateur présente son caractère, ses défaillances, ses manies et ses faiblesses. L’empathie est immédiate. Il est impossible de ne pas être touché par Mabel, qui, viscéralement mal à l’aise dans ses relations humaines, tente malgré tout de "bien faire" (une idée centrale du film : il s'agit également d'une convention sociale, celle d'agir pour le "plus grand bien", parfois au détriment au final d'un des personnages). L’œuvre se déroule sans excès de pathos, le jeu très naturel de Gena Rowlands suffit largement à gagner le spectateur à la cause de son personnage sans que d’autres artifices soient nécessaires. Son interprétation, très physique, très expressive, relègue aisément Jack Nicholson dans « Vol au-dessus d’un nid de coucou » au statut d’humble amateur… À l’origine, Cassavetes et Rowlands (mari et femme), avaient prévu de faire une pièce de théâtre. Rowlands estima toutefois que reproduire la performance soir après soir lui serait trop difficile. Au vu du travail impressionnant que l’actrice effectue dans le film, nul doute que le choix du cinéma fut salutaire !


Le film est un concentré de choses passionnantes, centré sur ce que l’on appelle la folie (la nuance est importante), mais touchant également d’autres sujets tels que la cellule familiale et la capacité à juger autrui. Cassavetes joue beaucoup avec les apparences et les convenances sociales, auxquelles le personnage de Mabel, qui ne comprend pas, tord le cou. Elle est, en ce sens, peut-être la personne la plus sincère et la plus humaine du cortège de personnages décrit.
Les acteurs sont fantastiques, y compris ceux qui ne sont pas professionnels. Les mères de Nick et de Mabel sont par exemple jouées par les mères respectives de Cassavetes et de Rowlands… et elles s’en sortent très bien ! Avec un budget mince et sous des conditions de tournage précaires, Cassavetes a su réaliser une œuvre puissante, un bijou d’humanité parfaitement mené jusqu’à un final très émouvant.

Aramis
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le 22 août 2016

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