Mabel, l'éternelle épouse, et fantasme nietzschéen

Rien que pour avoir su conceptualiser une femme, je m'incline, ô Cassavetes, ô réalisateur que je découvre enfin, ô continent que j'aborde, probablement, par le plus beau littoral.

Oui, une femme conceptualisée ; comme Mrs. Dalloway, cette mère éternelle, serviable et millimétrée, prête à tout sacrifier pour qu'un dîner reste inoubliable, et surtout, que tout se passe bien. Comme Marla Singer, la fataliste, la désabusée, celle qui claque des talons, le suicide dans les veines, et qui crèverait pour enfin exister.

Mabel, c'est d'abord cette femme fossilisée, relique d'une période qu'on dit révolue, pour mieux l'ériger sur la croix. Mabel, c'est l'épouse crucifiée par les féministes, sacrifiée pour avoir été trop bonne, trop conne. Celle dont on dit "je sais pas comment elle fait, je pourrais jamais être comme elle...", parce que c'est un épouvantail, parce que c'est la femme que la femme redoute, celle qui ouvre la chaumière et qui couve.

Ce qui effraie nos ch(im)ères féministes (je parle des intégristes, des Alonzo et autres chiennes de garde, pas des Beauvoir, Cahun et Iacub), c'est que Mabel s'offre, elle donne tout, et pourtant (oh, surprise !), non seulement elle vit, mais elle est même luxuriante de vie. Sirius de l'existence la plus simple et monotone. Exubérance. Trop plein de vie. Alors elle donne ; et en cela, elle est l'incarnation, le maître-étalon de l'épouse éternelle.


Que ceux / celles qui veulent arpenter cette échelle, suivre la voie de Mabel, voire se mesurer à elle, sachent à quoi s'en tenir. La frustration qui taraude le personnage de Cassavetes tout le long du film n'est pas la frustration qu'on entend quotidiennement. La petite peine habituelle, celle qui fait rétrécir les féministes comme les aigris. Cette frustration humaine, trop humaine, sonne comme le remord d'avoir été bon, d'avoir aidé quelqu'un, et résonne, et ressasse, toute dégueulasse d'amertume, le fameux "ah, bah, si j'avais su, j'me serais pas fait chier"...

Les frustrés gueulent, des fois que la petitesse ne sache pas s'entendre, et ils gueulent qu'il faut "se libérer", "arrêter de tout donner aux autres", "revenir à soi, penser à sa santé, à sa vie". Sans se demander si cette vie concentrée sur soi n'a pas la même odeur, consistance et vertu qu'un tas de fumier. Sans oser regarder si cette santé individualiste n'était pas une contradictio in adjectivo. Repliée sur soi, recroquevillée sur une idée vacillante, étouffée derrière une coquille pusillanime, la santé s'épuise dans l'économie, elle s'appauvrit à vouloir s'accumuler. L'amertume a sa physionomie, prenez Alonzo, prenez Zemmour ; l'égoïsme fait style de vie pèse des quintaux plombés d'aigreur, et les traits du visage s'en font les morceaux de cire.

La frustration qui touche notre Mabel n'a rien à voir avec cette idée qu'on se serait gaché pour quelqu'un, ou quelque chose qui n'en valait pas la peine. Sa frustration est même tout l'inverse ; besoin de se dépenser, de donner, l'inassouvissement de ce trop plein de vie confine à la névrose. Là où la frustration décrite plus haut se remarquait chez les cloportes de l'existence, ceux qui s'économisent d'eux-mêmes par peur de perdre quelque chose, avec Mabel, on a un excédent de vie qui va se heurter à la vie en société, une remarquable fontaine de vie qu'on va chercher à contenir, à concentrer, du regard du voisinage aux murs capitonnés d'un asile.


En fait, Mabel, c'est cette femme dont la physiologie, le surplus de vie, interdit tout égoïsme. C'est une épouse "pas comme les autres" comme la présente son propre mari, et sa première action sera d'ailleurs... adultérine. Elle s'en va errer, tituber, et coucher. Et pas avec un bel ange. Le preux chevalier blanc qui viendra sauver madame de la popote n'existe pas chez Cassavetes ; elle s'offre donc, presque tragiquement, un paumé de comptoir.

Parlant d'adultère, il y a une fine et remarquable différence entre trahir quelqu'un par vengeance, le faire cocu par coucherie, et s'offrir à un autre par besoin. Mabel répond bien sûr au troisième cas, et en cela, elle est l'incarnation même d'une vie dionysiaque.

Trahir quelqu'un par vengeance, et l'on rejoint cet être réactif, pantin qui voit ses membres répondre aux mécanismes qui l'entourent. Pour ce dernier, les actes répondent à ceux d'autrui ; on pourrait même dire que pour le réactif, les actes "parlent" (comme on dit des chiffres, supposés "parler d'eux mêmes"). Du moment qu'un autre l'a fait, on est "autorisé" à le faire ; "tu m'as bien fait cocu(e), alors pourquoi moi je devrais pas en profiter ? ", sans comprendre qu'il (ou elle) ne profite de rien (mise à part de sa vengeance, fade avant l'heure). Pour l'être réactif, le nouveau partenaire sexuel répond à la loi du talion, et l'adultère a cette saveur aigre-douce de l'honneur souillée.

Trahir quelqu'un par coucherie, par désir, est l'archétype même du bon hédoniste, l'épicurien un brin con, et toujours prêt à laisser éclater un peu de James Dean pilo-sébacé. Bref, celui qui veut jouir de son corps comme il en a envie, mais sans non plus faire souffrir l'autre. L'impulsion se fait ici franchement, elle AGIT sans vengeance, mais l'acte porte déjà en lui quelques germes de la morale. Satanés bactéries du remord ; on n'a beau se laver plusieurs fois, comme pour se prouver que ce corps qui a agit n'est pas (ou plus) NOTRE corps, rien n'y fait. Sitôt accompli, il faudra que l'oubli fasse son travail, qu'on efface chaque souvenir extra-conjugaux ; il faudra donc faire ça, APRÈS coup.

Avec Mabel, même lorsque vient la conscience, pas de mauvaise conscience. Pas une once de remords n'apparaît. À la rigueur, une mauvaise surprise du type : "merde, j'ai fait ça ?", mais c'est tout. Pas de regard inquiet vers son mari, avec, pressant derrière la pupille, le bon vieux "a-t-il deviné ?". Rien de tout ça.

C'est comme si la vie se justifiait d'elle même : Mabel a besoin de donner (son amour), et son mari n'étant pas là, cet amour et excès de vie incontrôlables s'en vont ailleurs (ici, dans un bistrot peu ragoutant). Et l'histoire de Mabel, c'est la trajectoire de cet excédent de vie, un élan vital qui se heurtent aux murs qu'érigent la société, comme le regard des autres, le quiproquo, la confusion. Bref, c'est l'histoire d'une surfemme (au sens nietzschéen) insérée en plein microcosme prolétaire, où le groupe dicte son despotisme doux, ses influences comme une drogue ; une surfemme qui va donc, petit à petit, finir névrosée.


Bien trop excessive, Mabel embarrasse plus qu'elle n'embrasse. On la croit folle, voire folle du cul. Les gênes et obstacles s'amoncelant, elle ne vit plus ; elle revit, revit, revit, et survit. Elle ne comprend pas les refus, alors elle rejoue les scènes dans sa tête, avec moues, monologues et onomatopées. Son visage se déforme, se renfrogne, se tend, se fatigue. Tout en elle s'assèche de jour en jour. Là où les plus faibles se soumettent, où les plus "gérables" se conforment, elle craquèle. Elle craque, elle.

Lorsqu'elle extériorise tous ses mouvements internes, c'est comme pour trouver une réponse ; demande qui se heurte et rebondit contre la surprise épouvantée de Nick, contre la curiosité gauche du docteur, contre l'envie de sa belle-mère, contre la badaude bienveillance des voisins et collègues de travail de son mari.

Elle susurre, elle explose, elle danse, elle chante. Mais avant tout, elle est celle dont on parle, et c'est ainsi qu'elle finit par exister. Elle est cartoonesque, mais comme tous les Coyote, tous les Bip-Bip, pour exister, elle doit être fixée sur un support. Et ce support, cette feuille de papier, ce sont toutes les conversations qui l'entoure ; elle va peu à peu devenir la résultante de la pensée d'autrui. Mabel, c'est, pour le dire en quelques mots, cet enfant qui va s'avilir en ado, et puis en adulte.

Rien que pour avoir su traduire tout ça, à travers toutes ces scènes paroxystiques, ce jeu halluciné de Gena Rowland, ce couple marquant et marqué ; rien que pour avoir su traduire Mabel, John, je te rends un sincère hommage.


Notes pour Nick :

Je dirais que toutes les influences dont Mabel est pétrie, et tout l'amour que Nick lui porte, il le synthétise dans son strabisme. Jamais Columbo n'aura été aussi ambigu et finalement, univoque. D'ailleurs, je sais pas si tu as remarqué tout le brio de Cassavetes, tout son art de filmer, de raconter et, pour conclure, de passer au-delà de ce strabisme. Ce qui m'a frappé, c'est combien Cassavetes utilise ce défaut pour montrer le long chemin d'amour de Nick, un œil vers Mabel, l'autre vers le regard de ses collègues de travail.

D'abord Nick voit bien, à travers les doutes de ses amis, qu'il y a un truc qui cloche chez sa femme ; il accorde qu'elle est différente, dément à tue-tête qu'elle serait folle, et le prêche comme pour se rassurer lui-même. J'ai bien dit "à travers", car Nick est un spectateur, c'est même Le spectateur ; une marionnette, écartelé qu'il est (jusque dans ses yeux) entre sa femme et ses amis. D'ailleurs, on le voit parfois envoyer des clins d'œil à Mabel, comme pour lui accorder d'un côté cet œil amoureux, et de l'autre, fermer la trappe de l'influence d'autrui.

Mais tout le long du film, il s'écartèle. Un de ses collègues fait la moue, et il réagit, jusqu'à se contredire ; tantôt il faudra que tout le monde rit, s'amuse lors du repas final, tantôt il faudra que tout ça s'arrête, pour embrayer vers un repas "normal", avec une conversation "normale". Tantôt il exigera que sa femme "soit elle-même" avec ses torts et ses délires, tantôt il aura envie de tuer la "wacko" qu'elle représente aux yeux de tous.

Et puis, peu à peu, les amis s'en allant gentiment, la famille rentrant chez elle, on va voir le couple enfin seul à seul ; le strabisme de Nick finit par s'évanouir, les yeux par converger, et ses doutes par se fondre vers une seule pensée : il aime Mabel.
K_for_Krinein
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le 4 juil. 2012

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