[Article contenant des spoils]


Le feu de la guerre sur la glace des étendues gelées de la Russie.


La glace, c'est Iya, dite "la girafe". Résistant aux avances des hommes, en retrait. Au visage diaphane. Figée comme la glace : c'est en effet ce qui lui arrive fréquemment, en émettant un curieux son, comme les gouttes qui perlent des stalactites dans les grottes. Un traumatisme de guerre, car Iya revient du front.


Tout comme Masha, le feu. Masha a confié son fils à son amie Iya, mais celle-ci l'a étouffé lors d'une de ses crises de tétanie. Masha, dès lors, n'aura qu'une idée en tête : avoir un autre enfant. Et comme elle a subi au front une opération la rendant stérile, elle ne voit qu'une solution : demander à Iya de lui "en faire un". Le visage de Masha reflète la volonté. Elle est prête à tout pour parvenir à ses fins. Une question de survie car, dit-elle, cet enfant est "ce qui lui permettra de tenir" dans un pays totalement traumatisé.


Le point de vue est original : montrer la guerre à travers ses conséquences, les stigmates de l'après-guerre, en focalisant sur les femmes. La symbolique aussi est intéressante, chacune des deux filles incarnant deux aspects qui se complètent. Et la forme est au service du propos. Par exemple, les cheveux : Iya est d'une blondeur extrême, Masha est quasi rousse. Un plan les montre d'ailleurs dormant retournées, chevelure contre chevelure. Autre exemple, les tenues, qui viennent un peu contrecarrer ce constat. Masha est attirée par le vert, couleur de l'espoir (la robe verte, les murs repeints en vert), quand Iya est plutôt en rouge, la couleur de la passion (ce à quoi elle aspire car elle se sent "vide à l'intérieur"). Ce que montre d'ailleurs l'affiche. Les deux actrices sont épatantes, et la réussite du film leur doit beaucoup.


Pour faire sentir cela, Balagov décide de prendre son temps. Un aspect beaucoup critiqué, certains trouvant le film "ennuyeux". C'est parfois vrai, mais la plupart du temps c'est plutôt captivant à mes yeux, tant Balagov réussit de scènes puissantes. Quelques exemples.
- La première scène, où l'on voit Iya "figée", alors que les femmes s'activent en arrière plan. La vie continue en Russie, mais pas pour Iya qui reste comme suspendue dans le temps.
- La scène où le médecin dit à Iya qu'elle aura une ration supplémentaire. Derrière, un mur ocre-brun, au milieu des deux protagonistes, une pendule. Le genre de plan formellement très réussi, que Balagov multipliera dans le film.
- Pashka, le petit garçon - air de gnome avec ces longues bottes - face aux hommes qui lui demande d'imiter un animal. Celui-ci reste interdit, mi-terrorisé, mi-amusé, jusqu'à ce que les soldats se mettent à aboyer comme des chiens. L'un des soldats lance "c'est normal qu'il ne sache pas faire le chien, ils ont tous été mangés". Ce qu'on retrouvera en écho lorsqu'un chien magnifique (un lévrier) sera filmé en gros plan : les apparatchiks, eux, n'ont pas eu à manger leurs chiens. J'aime lorsqu'un cinéaste crée ainsi des relais d'une scène à l'autre...
- Et en effet, on retrouve les aboiements dans la scène suivante, où Pashka imite le chien dans le dos de celle que l'on croit alors sa mère, Iya. Le jeu se termine au sol, et c'est là qu'Iya étouffe bien malgré elle l'enfant. On voit ses petites mains qui s'agitent sur elle, jusqu'à ne plus bouger, j'ai trouvé ça bouleversant.
- On revoit ces mains qui agrippent dans une autre belle scène, celle où Sasha (faux air de Poutine, ai-je trouvé, secrète insolence du cinéaste ?) lutine Masha dans la voiture. Ardeur juvénile du jeune puceau, face au côté blasé de Masha (qu'on comprendra mieux à la fin). Pourtant, alors qu'il veut se retirer, c'est elle qui l'étreint avec force, le contraignant à donner de l'intensité au moment.
- L'entretien du médecin avec Stepan et sa femme, où ceux-ci lui demandent de l'euthanasier. Plan sur les trois, puis le médecin va s'asseoir à son bureau, laissant sa chaise vide. Belle idée de mise en scène, qui contribue à justifier le prix qu'a eu le film à Cannes. Dialogue émouvant, avec cette idée, en substance : "je suis le père de mes filles, je n'ai pas envie que ce soit l'inverse".
- La scène de l'euthanasie de Stepan. Iya lui souffle la fumée de sa cigarette (d'opium ?) dans la bouche. Jusqu'à ce que celle-ci reste ouverte sans plus bouger. On entend une respiration, on croit donc qu'il s'est endormi, mais le subtil mixage du son nous fait comprendre qu'il s'agissait de celle d'autres pensionnaires de l'hôpital. Superbe.
- La scène où le médecin couche avec Iya. Une sorte de "viol consenti" (ou plutôt doublement contraint ici, situation peu banale), où l'on voit le médecin pénétrer brutalement Iya, qui sanglote blottie contre Masha. Puissant !
- Iya se déshabillant dans l'appartement du médecin, sans parvenir à ôter son soutien-gorge. De dos, pleurant. Très beau de nouveau.
- La scène de l'explication entre la mère de Sasha et Masha. Au début en plan fixe à hauteur d'une longue table. La joute entre cette mère castratrice (le père est insignifiant) et cette possible bru qui n'a pas froid aux yeux ("personne n'aurait voulu de vous, vous n'auriez pas gagné 100g de pain") est une réussite.
- Masha à l'arrière du tram, souriant (on a dit que ce film était plombant, mais les personnages sourient beaucoup) de retour de chez ses futurs (?) beaux-parents. On entend un accident se produire hors champ. Là aussi, une perle de mise en scène.


Et j'en oublie forcément. Alors c'est vrai, le film est un peu long. Non parce que les scènes sont trop étirées (c'est ce qui leur donne de la force), mais parce que d'autres sont plus banales. Le film aurait gagné à être resserré, de même qu'une sauce qui réduit de longues heures gagne en arômes et en goût.


On a aussi pu qualifier le cinéma de Balagov de "poseur". Je ne trouve pas, à une ou deux exceptions près (la scène où Macha frappe à la porte d'Iya, filmée au ras du sol : un peu gratuit et "poseur" en effet). Et je préfèrerai toujours un "poseur" qui construit ses plans à du cinéma, comme on en voit tant, vide de tout parti pris esthétique.


Globalement j'ai été personnellement assez passionné par cette oeuvre. J'ai lu une possible influence de Sokourov. Rien vu à ce jour de ce cinéaste, mais je vais le faire.


Reste l'énigme du titre original, « La girafe ». Pourquoi l'avoir centré sur Iya alors que Masha me semble autant - sinon plus - importante ? Le titre français est pour une fois plus intéressant car, si Iya est une grande fille par la taille, Masha est "une grande fille" au sens où elle a la maturité de celle qui a beaucoup enduré. Et, à ce titre, sait se débrouiller dans la vie.

Jduvi
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le 23 août 2019

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