Le générique s'ouvre sur un visage qu'une main patiente maquille, un très beau corps nu qu'on revêt délicatement d'une robe de mariée... sauf que cette jolie femme, c'est une morte. Parée de ses plus beaux atours, les plus symboliques, pour son ultime voyage.
On est déjà saisi par l'incongruité du spectacle, et peut-être même se méfie-t-on : l'enterrement, les pleurs, les discours de circonstances... tout pourrait rapidement tomber dans le mélo larmoyant. Mais non.
Laura, c'est la morte. Elle laisse un vide terrible dans la vie des deux êtres qu'elle a profondément aimés : son mari, David, et son amie d'enfance, Claire. Un homme et une femme ( mariée ) qui vont se rapprocher - parce que de toute façon c'est le voeu de Laura, son testament en quelque sorte - autour du bébé laissé orphelin par sa mère et dont Claire est la marraine.
Très vite, Claire surprend le secret de David.

C'est alors que commence vraiment le film. Il se crée peu à peu une proximité, presque une intimité, une connivence, entre cet homme et cette femme. Ils s'observent, se guettent, se cherchent et se rejettent... A travers leurs pas hésitants, leurs atermoiements, leurs confidences, leurs rires, leurs "fugues"... c'est une quête de leur identité qu'ils entament, chacun de son côté, sans presque y prendre garde. La mort de Laura a servi de catalyseur à une exploration de plus en plus profonde, de plus en plus précise, de leur être, en révélant les subtilités, la complexité. Dès lors, chacun se perd, se trouve, perd ses repères. Le spectateur aussi se trouve ballotté, désorienté, bousculé, il croit trouver ses marques, les perd aussitôt. Dérouté.

Souvent ambigu, trouble et troublant, dérangeant, le film de François Ozon pourrait choquer, devenir glauque. Comme par exemple lorsqu'il nous montre une scène se déroulant dans une boîte "gay". Ces derniers temps, le cinéma nous a abreuvés de ce type de scènes ( dans les biopics consacrés à YSL par exemple, ou dans "La vie d'Adèle" ) ; à chaque fois, on sentait la complaisance presque malsaine qui imprégnait le regard du réalisateur. Ici, rien de tel : Ozon filme avec respect, avec tact, avec doigté. Et c'est une des qualités majeures de son film. Ceux qui sont là sont juste capturés par la caméra à un instant de leur existence, où ils écoutent chanter la magnifique chanson de Nicole Croisille, "Femme" ( La bande-son est d'ailleurs toujours choisie avec justesse, avec par moments des envolées lyriques empruntées à l'Opéra, pour souligner le grandiose de certains passages.) En quelques prises de vue, Ozon nous fait toucher du doigt la multiplicité des caractères, des vies, des destinées, juste avec bienveillance. Sans jugement. Sans fard non plus. Parce qu'il ne s'agit pas de ( se ) déguiser. Il s'agit d'être : c'est là l'enjeu.

Les dialogues sont subtils, en demi-teintes, exprimant les décalages entre ce qu'on dit ou ce qu'on croit, et ce qu'on est, révélateurs de vérités dont les personnages n'ont encore aucune conscience. Certaines répliques nous percutent en plein coeur. Et certaines scènes aussi. Façon coup de poing

Les acteurs sont remarquables. Très inspirée, Anaïs Demoustier joue avec grâce cette jeune femme menant jusque-là une vie normale, banale, dans laquelle elle ne se pose jamais de questions, et qui découvre soudain des pans insoupçonnés de sa personnalité, de ses désirs secrets, de ses fantasmes. Et que dire de Romain Duris, qui fait ici un choix de carrière qui aurait pu être sacrément casse-gueule? Si ce n'est qu'il incarne magnifiquement, tout en nuances, cet homme tiraillé entre sa féminité ( celle qui lui fait aimer les robes, les tissus soyeux, les bijoux, les accessoires, tout ce tralala qu'on dit "féminin" ) et ses désirs d'homme, sa sexualité d'homme. Il est carrément bouleversant, poignant de vérité.

Ce pourrait être un drame, et à un moment on craint d'ailleurs que cela tourne à la tragédie, parce que David/Romain Duris, victime d'un accident, se retrouve dans le coma et qu'on peut supposer qu'il va mourir . Mais non. Ozon, résolument optimiste, nous surprend avec une scène dont Almodovar ne rougirait pas! Et qui relance la dynamique du film un instant interrompue vers un dénouement qui est une promesse de bonheur.

L'originalité du film, c'est que ce n'est pas un énième film sur l'homosexualité, sur le "coming out". Non, c'est un film bien plus culotté, qui nous interroge sur notre identité. Notre essence en tant qu'être humain. Qu'est-ce que la féminité? Qu'est-ce que la virilité? Et si ce n'était que des codes, des conventions sociales bien commodes, au nom desquels on éduque, on formate, on étiquette? ( "les filles naissent dans les roses, les garçons dans les choux"..je vous laisse découvrir la suite de la réplique version Ozon )

Au-delà de l'histoire hors du commun que nous propose Ozon, il y a un véritable manifeste pour la différence, un plaidoyer pour la reconnaissance de notre essence, ni masculine ni féminine. C'est un plaidoyer pour la diversité et la tolérance. Pour l'acceptation de soi. Pour l'humanité. Un cri qui vient du coeur, un coeur "grand comme ça", qu'on sent battre constamment, dans le moindre sourire, le moindre geste, le moindre battement de cils, de Romain Duris, qui porte magistralement le propos du film.
Dans cette société où perdurent tant de préjugés, un film qui bouscule ainsi les conventions et les a priori est salutaire; il ne peut que faire progresser notre regard, l'ouvrir aux multiples facettes de l'âme humaine, lui faire jeter aux orties son étroitesse comme un corset qui nous comprime aux entournures.

C'est, au fond, une invitation à être libres.
Et à ne voir qu'avec le coeur.
Valerie_Favier
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le 7 nov. 2014

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Valerie Favier

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