Dès son affiche, « Une Pluie sans fin » (2017) annonce tout à la fois une aridité et une exigence fascinantes. Fascinantes, parce que le sens suraigu de la forme manifesté par Dong Yue, ancien chef opérateur, passé au scénario et à la réalisation, n’est jamais vain et sert toujours puissamment le fond. Sur l’affiche, donc, un individu fait face à l’objectif, émergeant d’une série de dos encapuchonnés, anonymés par les capes de pluie qui les protègent de l’averse annoncée par le titre et qui s’abat, de fait, sur eux. Avant même de tenir ses spectateurs enfermés dans une salle, le film commence déjà à lui parler, éveillant en lui sa représentation du peuple chinois comme multitude non individualisée, le dessin des dos comme autant de petits idéogrammes indéchiffrables, tracés à l’encre noire. Et les mots français du titre adoptent une verticalité toute chinoise, qui contraint à les appréhender un à un en descendant jusqu’au bas de l’affiche, à l’image de la pluie qui les balaye.


La pluie. Annoncée « sans fin », elle sera de fait omniprésente, mais toujours changeante : pluie sinistre lors de la découverte de meurtres répétés, dont on craint qu’ils soient eux aussi « sans fin », comme dans le fascinant film aîné, « Memories of murder » (2003), de Bong Joon-Ho ; pluie qui brouille le discernement et freine l’enquête policière, lorsque celle-ci peine à s’orienter vers un coupable potentiel ; pluie qui vient dramatiser et corser singulièrement une course-poursuite à toutes jambes ; pluie qui dit les larmes du héros, lorsque la mort frappe cette fois l’un de ses proches ; pluie qui orchestre la monotonie de l’existence et l’ostinato de la hantise qui se met en place ; pluie folle, qui accompagne des actes fous ; pluie continue, qui assure le lien entre les différentes phases de la vie du héros ; pluie rédemptrice, qui escorte le passage du temps ; pluie qui se meut en neige, enfin, une vraie neige venant démentir la neige dérisoire et factice des cérémonies officielles organisées par le Parti ; une blancheur floconneuse, après tant de noirceur, et qui pourrait signer un espoir, si elle ne s’abaissait pas vers un bus incapable de redémarrer, hoquetant lamentablement...


Cette « pluie sans fin », « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », se déverse sur une modeste région qui ne pourrait être autre que chinoise, d’après la peinture qui en est faite. On retrouve les grands sites industriels filmés par Wang Bing dans son monumental documentaire, « À l’ouest des rails » (2003), le terrible abandon auquel la rétrocession de Hong Kong les a livrés en 1997 ; on retrouve l’air de Léviathan qu’arborent ces grands monstres lorsqu’ils sont encore en activité, avalant ou recrachant des monceaux d’hommes à heures fixes ; des hommes à la pelle, se déplaçant en masse, ce qui rendra encore plus démente la tâche d’identifier parmi eux un criminel, une fois acquise la certitude que se dissimule un meurtrier parmi toutes ces silhouettes masquées de la tête aux pied par leur manteau de pluie. Bons petits travailleurs, tous identiques, tous fonctionnants, tous se nourrissant de riz et de rêves, tous se satisfaisant des récompenses hautement symboliques glorieusement distribuées par les représentants de l’Etat chinois. Jusqu’à ce que l’un dysfonctionne radicalement...


Car, comme chez le grand frère coréen en 2003, un assassin, agissant dans un périmètre étroit et répétant les mêmes gestes sur ses trois premières victimes, va terrifier la petite communauté dont la vie s’est organisée aux abords de l’usine. Mais, là où le film de Bong Joon-Ho se centrait sur la progression, ou bien plutôt les errements de l’enquête, Dong Yue se détourne insensiblement mais rapidement du fil policier pour s’attacher à l’examen de l’impact qu’aura eu cette série de crimes sur un homme, Yu Guowei (l’excellent Duan Yihong). Chargé d’assurer la sécurité dans son usine, à la fois craint et reconnu pour son flair et son regard, Yu, pourtant lauréé « ouvrier d’exception », est un personnage de la marge, insatisfait de son état - malgré ses déclamations - et rêvant secrètement, si ce n’est d’intégrer la Police comme le lui soufflent ses collègues, du moins d’être suffisamment pris au sérieux par elle pour participer officiellement à l’enquête. Blouson de cuir noir sur ses épaules larges et voûtées, regard bas, à la fois scrutateur et las, lippe sensuelle, il surjoue le flic, clope rivé au bec. Superbement, dans la fange d’images décolorées, où seul le noir reste saturé, Dong Yue montre le progressif enfoncement de ce héros sombre, d’abord fasciné par l’enquête au point d’en devenir obsédé, longtemps flanqué de son acolyte (Chuyi Zheng), puis totalement obnubilé, lorsque son obsession du prochain crime phagocyte entièrement le lien amoureux qui tente prudemment, humblement, de prendre racine auprès de la jolie Yanzi (Jian Yiyan). Le film vire alors au récit d’une attente, à la manière des grands romans de Gracq (« Le Rivage des Syrtes » 1951, « Un Balcon en forêt » 1958, « La Presqu’île » 1970) ou de Buzzati (« Le Désert des Tartares » 1949). Ou comment l’obsession du mauvais pourra rendre celui qui croit le combattre semblable à lui, jusqu’à en adopter les gestes...


Avec beaucoup d’élégance et de délicatesse pour son spectateur, Dong Yue choisit finalement de livrer la clé de l’intrigue policière, ce qui donne lieu à une très intéressante séquence, jouant subtilement des changements de points de vue. Mais au-delà de ces éléments de réponse, il quitte son spectateur baignant dans une mare de questions quant aux issues possibles de la traque du mal et de la volonté farouche - tellement féroce qu’elle en devient aveugle... - de préserver le bien. Une seule certitude : cette « pluie sans fin », aussi « noire » que le chef d’œuvre d’Imamura (1989), a permis la croissance d’une bien belle fleur du nouveau cinéma chinois.

AnneSchneider
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le 2 août 2018

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Anne Schneider

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