Un titre en forme de prétérition pour le premier film de Dong Yue. Une pluie sans fin, certes, qui ne l’a pas remarqué ? Mais l’histoire est bien celle de la fin d’un monde : la mort d’une industrie, l’échec d’une enquête, l’étouffement des rêves. Que signifie une « pluie sans fin » dans ce cas ? Elle situe historiquement et géographiquement, de manière très précise, les évènements. L’objet du film n’est pas tant l’enquête que le contexte dans lequel elle s’inscrit : la misère et le désespoir.


La pluie qui n’a pas de fin est celle qui trouble, qui embue et obscurcit l’horizon ; les perspectives, dans cette ville et ce monde, sont quasiment inexistantes, en dépit des tentatives et des espoirs des individus. Des individus qui luttent contre bien plus gros qu’eux, comme en témoignent les plans de cette écrasante usine, démesurément grande par rapport à des êtres insignifiants, avalés par la foule et l’indifférence. L’affiche incarne cela à la perfection : un groupe d’encapuchonnés, indifférenciables (parmi lesquels l’assassin se cache sans peine). L’usine elle-même est un personnage, un antagoniste, notamment lors de la poursuite (vers le milieu du film), marquée par les escaliers en métal, les fils électriques, les énormes brasiers. Marquée aussi par ce plan large de la voie de chemin de fer qui montre les personnages minuscules au sein d’une myriade de rails qui sont tant de chemins qui égarent le héros.


Les plans sont magnifiques, il faut dire que le décor joue beaucoup (découvert par le réalisateur dans un article portant sur une usine des années 1950-1960). L’environnement est, lui aussi, un protagoniste à part entière, en attestent des éléments sonores contextuels exacerbés : les moteurs, le piétinement lors des courses poursuites, la pluie bien sûr. Il y a bien une dimension onirique, forte, dans cette histoire, mise en image par certains plans, quand bien même ils ne montrent pas la joie. Les personnages parlent de leurs rêves : le commissaire Zhang, Yanzi, Yu lui-même. Des rêve à peine dits ou montrés qu’ils déchantent.


Les personnages sont des damnés, voués à un avenir sans soleil. Soleil qui point pourtant lors d’une des scènes clé de l’histoire, et apparaît même plus franchement dans la suite. Mais c’est pour mieux laisser la place à la neige, qui prend le relai de la pluie pour sanctionner véritablement la fin de la narration. La fin du film, à ce titre, propose à la fois de nouvelles interrogations et une conclusion bien arrêtée. À la fois elle nie tout ce qui s’est passé en réitérant le message glaçant du film : pas d’espoir dans ce monde, et elle marque une transition vers une autre réalité. Yu Guowei est insaisissable dans son caractère, par les autres personnages et par le spectateur ; électron libre, il n’appartient ni vraiment au monde de l’usine, ni à la police, ni ne parvient à s’intégrer dans un environnement, en général, qui semble le rejeter de toutes parts. Il prétend se démarquer sans cesse, faire ses preuves (en témoigne l’incroyable scène de récompense des ouvriers méritants de l’usine), mais ce monde le remet sans cesse à sa place. Il a tout du pícaro, marginal en déshérence, anti-héros qui veut devenir quelqu'un.


La symbolique est forte, elle passe par de nombreux biais qu’il vaut mieux ne pas trop dévoiler pour ne pas gâcher le film. C’est un film sombre, c’est peu de le dire. Il s’inscrit dans cette dynamique pluvieuse et moite du polar chinois (et coréen : Memories of Murder, The Strangers), mais dépasse largement cette simple dimension pour épouser la forme de l’histoire sociale, sans laisser de côté une dimension psychologique indispensable au propos du réalisateur, pour qui on n’a pas assez raconté la vies de ces gens, qui ont vu leurs destins s’effondrer, se noyer dans les intempéries de la crise asiatique de la fin des années 1990. Ce film est à la fois un drame personnel, un policier, un film historique et presque un film choral. Il raconte l’histoire d’un univers condamné à disparaître, dans lequel le héros se débat, en vain pour empêcher ce naufrage, balloté par les éléments comme les insectes de Microcosmos.

Menqet
7
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le 31 juil. 2018

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Menqet

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