Le cinéphile est sans pitié : lorsqu’il voit un film commencer à marcher sur les traces d’un illustre modèle, sa tolérance s’émousse subitement, tant il peine à éviter la comparaison : sans cesse s’impose la référence, les appels du pied du nouveau venu se soldent la plupart du temps par des coups de pieds dans l’eau.


De deux choses l’une : blâmer les maîtres (ici, clairement, Bong Joon-Ho et son Memories of Murder) qui stérilisent après eux les terres nouvelles du cinéma, ou vilipender les jeunes premiers qui font preuve de présomption en singeant les barons.


Une pluie sans fin se tire ainsi quelques balles dans des pieds déjà bien immergés dans une boue visqueuse : oui, les ressorts de l’intriguent y renvoient plus que de raison, oui, les partis-pris (désactivation d’une enquête au profit des errances de l’enquêteur) sont étrangement similaires, oui, le rapport au temps (un passé avant une ellipse permettant une chape d’étrange mélancolie sur l’épilogue) est identique.


Il serait un peu malhonnête de demander au spectateur de tenter de faire abstraction du modèle, et de considérer le film en tant que tel. Le fait qu’il soit un premier essai de son réalisateur Dong Yue peut cependant accroître la tolérance et la sympathie qu’on aura à son égard.


Fort de ce constat, on ne peut en effet que saluer la maîtrise de l’ensemble, au premier rang duquel on s’inclinera sur le soin apporté à son esthétique. La photo est sublime, (et rappelle sur certaines scènes de nuit celle qui irradie littéralement le prochain film de son compatriote chinois Bi Gan, Un grand voyage vers la nuit) légèrement bleutée, jouant des éclairages artificiels se reflétant dans les coulures de la pluie le long des toits, elle est un écrin sur la noirceur d’échanges souvent taiseux.


Car l’essentiel du film ne se joue évidemment pas dans l’enquête, mais questionne le rapport d’individus à un système qui les contient et les aliène. La gestion des décors et des espaces est dans ce sens remarquable : la salle commune de l’usine lors de la remise aux employés modèles, les fonderies et les gigantesques ponts de béton barrent des plans d’ensemble déjà eux-mêmes saturés d’une pluie constante qui noie les silhouettes. Certaines séquences de filature et d’errance dans une ville déjà fantôme permettent ainsi une mise en perspective sociale et politique qui se passe avec aisance des démonstrations verbales les plus explicites. Car le personnage principal du film est bien cette ville, fleuron de l’industrie voué, sous le coup des réformes étatique à la fin des années 90, à fermer ses portes. Dong Yue contemple cette agonie de rouille et d’étincelles avec une empathie graphique réellement fascinante. Certes, les ressorts sont parfois un brin appuyés (cette image redondante d’une plongée radicale accentuant la chute de la pluie sur les protagonistes), mais la mélancolie qui s’en dégage, et qui lorgne du côté contemplatif de Wong Kar-Wai, apporte une réelle intensité à la trame narrative.


Car s’il est un reproche majeur à faire au film, il est davantage à cibler sur son écriture que sur ses références à d’étouffants ancêtres. Une pluie sans fin est un film d’ambiance et de portraits qui s’accommode mal d’une trame convaincante.


Le suspense lié à la coiffeuse potentiellement victime, les courses poursuites de suspects à capuche, le suicide de la demoiselle en question qui est aussi peu surprenant que crédible alimentent un récit mécanique en contradiction avec les atmosphères qu’il parvient à créer. Et que dire du dénouement, qui parvient à combiner deux tendances contradictoires : la volonté d’un indicible (pas d’identification du coupable, un coup d’épée dans l’eau) et la sur-écriture sous les roues de deux camions surgis de nulle part… La part d’ombre du personnage, qui fait de sa compagne un appas et s’invente un coupable, aurait pu, dans une noirceur plus épaisse, alimenter ce requiem au long cours. Mais les petits événements censés relancer la dynamique du récit contribue surtout à en diluer l’intensité.


Restons-en à ce constat, qui pourrait révéler le versant lumineux du cinéphile : Dong Yue est un cinéaste à surveiller de près à l’avenir.


(6.5/10)

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le 7 déc. 2018

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Sergent_Pepper

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