Je t'attends, de l'autre côté des montagnes

Bon, je ne vais pas trop m'étendre de raison sur le retour du taulier du 7e Art.


180 minutes qui font chaud au coeur : voilà comment on pourrait résumer le retour "sur le plancher des vaches" du texan qui me fait rêver depuis plus d'une vingtaine d'années. Car certes la parenthèse expérimentale avait de quoi dérouter, et moi y-compris, surtout après le désastreux "Song To Song" où je me suis dis "Malick il est fini, il est entré dans un coma créatif. Des personnages qui jouent le drame sur fond d'enjeux anodins, c'est pas ça qui de mon point de vue permet à Terrence Malick de carburer au kérosène. Non. Il faut du tragique, du sang, des larmes, du deuil pour donner au cinéaste la possibilité de s'envoler loin, looooin au fin fond de l'univers, des nuages et de la métaphysique. Un cerveau de démiurge qui se fracasse sur les facettes répugnantes de notre humanité.


C'est ce paradoxe, ce miroir où se marient joie et peine, sang et douceur, nihilisme et espoir qui confèrent au geste malickien cette texture indescriptible qui incite à pleurer. Le deuil dans Tree of Life, la conquête sur fond de perte de ses racines ancestrales dans le Nouveau Monde, la guerre et sa cruauté dans La Ligne Rouge. Tous ses plus grands films le sont car bâtis autour d'une simple idée (et n'en déplaise aux analystes cinématographiques) : la quête d'un homme qui ne comprend pas le monde dans lequel il vit. Cette sorte d'illumination spirituelle déchirante qui remet tout en question. C'est ça qui est bouleversant chez lui : comment vivre, évoluer dans un système qu'on ne comprend plus ?


Cette simple idée, il est en extrait un requiem viscéral qui crache des tableaux de maître où chaque plan donne l'impression que la pellicule va s'écrouler en sanglots. Une cocotte minute prête à exploser sous l'effet de la pression, sous l'effet trop dur à assumer.


L'objecteur de conscience qu'est Franz semble suivre la même quête existentielle que Malick. D'abord relativement fasciné par l'effort de guerre et le sens du devoir qui exige de grossir les rangs pour donner victoire à l'Allemagne nazie, Franz va rapidement déchanter. Ecoeuré par les crimes du régime, il décide de résister. Evidemment, on voit arriver le fourgon narratif à dix kilomètres : incompréhension des habitants du village, rejet, une famille agressée et insultée comme si la position de l'un contaminait ses proches, une épouse qui souffre écartelée entre l'amour et la raison,.. Ce parcours est selon moi jugé nécessaire par le film, qui pousse Franz à trouver refuge dans son for intérieur pour exalter son bonheur. L'illumination spirituelle, la transfiguration chez Malick ne peut être qui si et seulement si elle est accompagnée par des épreuves, des expériences douloureuses ou heureuse pour atteindre la fin du voyage ultime : la mort ou une conscience de la mort « Franz, je t'attends de l'autre côté des montagnes ».


Quand Franz semble visiblement ressentir le bonheur et l'épanouissement en concordance avec son âme "Il y a en moi une force que je ne peux contredire" (dans le sens), c'est tout un monde qui s'écroule. Et la machine malickienne de se mettre en branle. Ainsi, le schéma étant acté, le cinéaste peut enfin lancer sa prose torrentielle qui déverse des séquences d'une puissance telle qu'on ne peut raisonnablement échapper quelques larmes, J'en veux pour preuve la scène des « retrouvailles » avant la sentence où l'épouse glisse tout en chuchotement un « fais ce qui te semble juste », Et Franz de s'écrouler avec nous... Où encore la terrible attente de la sentence et son exécution qui a de quoi annihiler la tension de certains films d'angoisse.


Oui, les saillies sont présentes (les longueurs en prison, quelques répétitions ça et là,...) mais encore devant une telle acuité, une telle limpidité dans le discours, on pardonne encore et encore.


Il y a de cela dans Malick : transformer des plans « d'auteur » à souhait en de colossales montagnes d'émotions qui questionnent encore et encore. Il transforme une matière inaccessible pour le commun des mortels en quelque chose d'accessible par des mots, des gestes, des non-dits, des plans, de la musique, du poème... Le « very best of » visuel propre au maître est toujours présent et nul besoin de revenir là-dessus mais c'est surtout le discours qui transforme le complexe en clarté sans nécessairement avoir recours à des phrases pour comprendre. Car tout est là. Le découpage, la science du refus du champ/contre-champ, les inserts furtifs, les plans iconiques propres à son style reconnaissable, ... Tout cet ensemble est concassé, malaxé pour donner naissance à des instants d'une puissance dévastatrice.


Avec le recul, oui je regrette la parenthèse expérimentale entrevue et annoncée par Tree of Life et je fais partie de ceux qui pensent que le Malick linéaire qui, de temps en temps, se lâche avec mesure sur du classique ne peut donner naissance qu'à un feu d'artifice. Mais ici, nous sommes vraiment dans un de ses films les plus conventionnels, à tel point d'ailleurs que même la nature joue un rôle secondaire pour laisser vraiment la place aux personnages de s'exprimer et cracher leur douleur, Car par extension, « Une Vie Câchée » est aussi une des oeuvres les plus désespérées qui, au bout du tunnel, éclaircit les obsessions tenaces de l'auteur.


Rendons aussi hommage au cadre qu'est l'Autriche admirablement bien retranscrite. L'univers typique de la campagne au fin fond du Tyrol laisse éclater des plans sur la nature à couper le souffle. Certains panoramas sont vraiment splendides et gagnent encore en impact quand on sait que les plans sur la nature sont moins prononcés qu'à l'accoutumée.


Oui, un hommage. Un hommage à ces vies câchées qui se sont battues pour la liberté ou au moins une certaine adéquation avec avec leurs idéaux, un hommage à un cinéma que l'on ne fait plus qui nous attend de l'autre côté des montagnes et qui n'attend qu'à être débusqué pour nous livrer toutes ses merveilles, à jamais. Et un hommage enfin à cette vie câchée d'un cinéaste qui fuit la célébrité comme la peste pour s'effacer devant une oeuvre telle qu'elle restera à jamais gravée dans l'histoire du cinéma. Il y a eu un avant Terrence Malick et il y en aura un après : attendre fébrilement l'annonce de son décès pour comprend l'immense héritage qu'il a légué : des sons, des poèmes, des sincérités éblouissantes, des moments si intenses qui ont marqué à jamais ma vie de cinéphile... A tel point d'y être connecté d'une manière quasi obsessionnelle.


"I love you. I'm with you, always. Do what is right."

Nass_
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le 25 avr. 2020

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