Il est des films qui se vivent le souffle coupé. Comme une immersion insoutenable dans une douloureuse actualité. Utoya, 22 juillet est une œuvre qui se passe de mots, tant elle se questionne par l’Image, et en un temps réel continu. Un absolu de Terreur, où la caméra épouse les tirs, les visages et les cris. Pourtant, de son plan-séquence à sa mécanique immersive, Erik Poppe se heurte aux mêmes problématiques soulevées par le « Travelling de Kapo ». Car la mise en scène est aussi affaire de morale, et celle d’Erik Poppe se risque à une position tranchante : filmer les attentats directement du point de vue de ses victimes, en les suivant corps contre terre. Manipulation émotionnelle ou controverse facile ? Son efficacité pourrait être sa principale limite : à trop vouloir faire dans le saisissant, Utoya forcerait l’émotion en nous élevant au statut de victime. Mais la démonstration n’a rien d’une réappropriation malsaine des événements. Elle est ce suivi de l’Horreur, ce cauchemar ininterrompu, et ce spectateur victime du procédé auquel il fait face.


La puissance d’Utoya en est décuplée par sa réalité palpable, cette promiscuité entre fiction et réalité. Slasher du réel, le regard s’interroge : doit-on supporter la violence de fiction ou éprouver celle du réel ? La limite est fine, et la mécanique du plan séquence tend à intensifier cette théorisation du regard, et du statut de la caméra. L’ouverture expose d’ailleurs notre propre voyeurisme : « Vous ne comprendrez jamais » énonce l’incroyable Andrea Berntzen. Un simple regard-caméra, et un message de prévention, frontal et intense, d’incompréhension face aux événements à venir : briser la distance et nous inviter à suivre l'horreur de l'intérieur en quelque sorte. Comme pour nous renvoyer à cette violence que l’on a choisi de voir : « Tu es venu, maintenant regarde. » Puisque personne n’est protégé face à la montée du fascisme.


Car comme dans Requiem pour un massacre, les Images ne nous épargnent pas : l’Horreur se déploie sur les visages, et le saisissant Sound-design agit comme une balle transperçant notre corps. Mais l’œuvre de Klimov avait pour elle métaphores et symbolisme ; Utoya, 22 juillet joue au contraire presque entièrement sur son minimalisme (sans musique encombrante ni artifices inconvenants), ne cherchant jamais à totalement intellectualiser son propos. C’est au spectateur de tirer ses propres conclusions, et d’y chercher la vérité, ou plutôt de l’éprouver, de la ressentir au plus profond de sa chair. Et de ces questionnements en temps réel, Utoya se transforme en un acte politique qui touche l'intime, le personnel et l’universel. L’alarme se tire, et le hors-champ se politise : l’ennemi est invisible, partout, omniprésent ; Breivik est cette silhouette sans forme précise, ce fascisme à combattre mais si difficile à identifier. Poppe joue d’ailleurs tout du long sur ces incertitudes : les doutes quant à la nature de l’ennemi contribuent à cette insoutenable tension, tout en secouant la subjectivité du point de vue endossé.


Des tirs, des détonations assourdissantes, le spectateur court, s’épuise et interroge ses propres limites : impuissant, sa Peur s’écrit en majuscules, sans esquive. Du choc des premiers coups de feu, Utoya, 22 juillet en devient une course sans fin, jonchée de haltes où le temps s'arrête : interminable comme un supplice, et la douleur qu'il génère. Organique, corps à corps, de la roche à la terre, de l’eau à la boue, Poppe fait le choix de s’investir au plus près de ses personnages : la caméra fait corps avec l'élément naturaliste, comme une manière pour chaque protagoniste de devenir invisible, tels des caméléons, des statues mouvantes, cachées face à la menace. Car survivre c'est aussi disparaître.


C’est en tentant de cerner un maximum de la psyché des victimes que Poppe échafaude des scènes déchirantes et palpitantes, prescrites comme des attractions émotionnelles, façon Liste de Schindler en ciré jaune : d’une tente de l’effroi à l’agonie d’une jeune fille, nos gorges se nouent ; des téléphones sonnent, sans réponse, et affichent « Maman », dans un silence mortifiant. L’issue elle-même, tout en renversements, semble n’afficher aucune issue, ou presque. Car Utoya ne choisit pas le désespoir. Dans quelques instants de « répits », et une discussion « secrète » contre la paroi des rochers, Poppe se nourrit de cette course infernale pour construire un avenir, de liberté et de jeunesse, face à la haine d’un monde confronté à sa propre violence. Un élan juvénile, une impossible tendresse, comme pour se rattacher à une dernière forme d'humanité quand tout vacille : parler de l'avenir, des choses à faire, d'une famille à bâtir, dans l'horreur et le chaos. Et peut-être croire encore à ces « vraies couleurs », à cette jeunesse sacrifiée, mais aussi survivante.


Bien loin de l’œuvre froide de Greengrass, Utoya, 22 juillet refuse la distance et embrasse l’intime, quitte à provoquer tremblements et palpitations. Le silence emplit la salle : pétrifié, le spectateur n’est plus que l’ombre de lui-même. Écran noir, les bruits restent, l’eau s'écoule, et le temps redonne vie à sa Nature. Les larmes peuvent enfin couler. Impossible toutefois de se relever. Aucune ellipse, la monstruosité se filme en intégralité : 72 minutes dans l’Enfer et cette douloureuse réalité. L’étirement du procédé tend d’ailleurs à isoler ce débarquement qui tardera à arriver, et la débâcle d’un pays incapable de réagir à cette violence, d’actualité.


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le 17 déc. 2018

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