Ce film d'animation est un documentaire, curieux paradoxe mais qui s'explique car il mêle intimement les mémoires de guerre du réalisateur, sa vie de déni et la grande histoire, terrible, monstrueuse, de la Guerre du Liban dans les années 80. Cet onirisme du dessin exprime la fuite, l'impossibilité de regarder le réel, si ce n'est pas le truchement du crayon et de la couleur. La poésie cotoie ainsi la crudité de la guerre, ses affres béants.


Le dessin est à la fois imaginatif et terriblement réaliste. Le film débute par une curée de chiens qui dévalent les rues, les yeux rouges de colères, la bave dégoulinant de leurs gueules accérées et qui finissent par encercler un ancien soldat israélien, chez lui. C'est le souvenir de ces chiens qu'il tuait à l'entrée des villages libanais pour qu'ils ne donnent pas l'alerte. Ce rêve de chiens enragés, il le raconte à Ari Folman, un cinémaste juif.


Ari Folman a oublié, lui. Il ne souvient plus s'il était présent cette nuit-là, cette nuit où l'armée israélienne, dont il faisait partie, à laisser un massacre se dérouler, Sabra et Chatila, orchestrés par les milices phalangistes chrétiennes à Beyrouth, qui se livraient à la vengeance suite à l'assassinat de leur leader politique, contre les réfugiés palestiniens, sous le regard des chars d'assauts israéliens; un conflit politico-religieux comme le Moyen-Orient seul en connait et avec lui son cortège d'actes odieux. Le titre du film vient de là : Bachir Gemayel, le leader chrétien phalangiste trône sur d'énormes panneaux publicitaires. Un soldat israélien danse devant lui, sous les balles de l'ennemi, signe d'une collusion avec les milices qui tournera au drame.


Au travers des témoignages, Ari Folman va retrouver la mémoire, mémoire entâchée par le souvenir de l'Holocauste qui hante sa famille. Il a peur lui aussi d'être coupable d'une horreur, comme celle que son père a connu. En témoignent ces corps de soldats israéliens décharnés, sortant de l'eau dans la nuit et sous le feu. La culpabilité de ce qu'il a laissé faire, indirectement, il le vit comme un juif marqué par les horreurs de la guerre et qu'il perpétue. Le souvenir est le thème central du film, adulte, trop adulte peut-être, pour un long métrage d'animation; scènes de violences, meutres, crimes, villes en ruine. Lorsqu'un des témoins du massacre parle dans sa voiture, il regarde par la vitre la végétation défiler. Cette végétation se transforme en palmiers et en plantes exotiques, et le voilà de nouveau à Beyrouth, dans un paysage d'une insolente beauté mais en proie à une guerre monstrueuse. Les métaphores se succèdent, comme pour illustrer ces chemins tortueux de la mémoire, ceux du déni ou de l'aveu. Il y a quelque chose de l'Exode aussi, que les juifs connaissent si bien, dans la fuite de ces soldats israéliens, réfugiés en Europe ou dans de confortables vies de famille en Israel, pour oublier. On passe à autre chose, on ne veut plus y penser.


Puis il y a la Grande Histoire, celle qu'Israel peine à assumer. Elle dont le peuple a tout subi et qui fait subir les mêmes horreurs. Lorsqu'un des témoins, un célèbre journaliste de télévision appelle Ariel Sharon pour lui parler du massacre, celui-ci lui répond simplement : "Tu as vu le massacre ? Non. Alors c'est qu'il n'y a pas de massacre."


Au fond, le message du film est universel, la guerre reproduit les mêmes horreurs, les mêmes effets, personne n'y échappe, il n'y a pas d'excuses, il n'y a pas de justifications possibles. Plus encore, c'est l'histoire d'un pays qui ne connait que la guerre, de l'Holocauste jusqu'aux intifadas. On roule en char d'assaut, on se pose sur la plage, mais la mort rôde, à chaque coin de rue, dans la main même d'un enfant armé d'un lance-roquette et qu'on abat froidement à l'unisson. Il y a une sorte d'insouciance adolescente dans le traitement du sujet, une naiveté, sous une musique rock et dansante. Mais la réalité finit par rattraper la fleur au fusil. A la fin, les femmes des camps de réfugiés pleurent, sous le regard des soldats israéliens abasourdis. Alors, les images d'archive succèdent au dessin et la réalité se fait plus nette, plus éprouvante encore. Le souvenir d'Ari Folman devient réel, après avoir mis de longues minutes à ressusciter. Le souvenir rejoint l'histoire.


Et l'ironie de tout ça, c'est l'esthétique magnifique du film au service de la plus indicible des horreurs.

Tom_Ab

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