Un seul être vous hante et tout est repeuplé

«Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir.» Cette très belle formule, à la fois limpide et indéchiffrable, que l’on trouve dans les Pensées de Pascal, pourrait servir d’exergue ou de motif herméneutique à la vision émue de Vers l’autre rive. On pourrait dire aussi que le film vient donner tort à la réponse de Lemmy Caution dans Alphaville de Godard quand on lui demande «quel est le privilège des morts ?» et qu’il dit : «Ne plus mourir.»


Mizuki (la magnifique Eri Fukatsu) a perdu son mari il y a trois ans. Yusuke (la star Tadanobu Asano, capable d’être à la fois dans Thor et le prochain Hou Hsiao-hsien) s’est noyé et son corps a disparu, englouti par les flots. Pourtant, un soir, dans la pénombre de sa cuisine où elle vient de se préparer des boulettes de haricot rouge, seule après une journée de travail, la jeune veuve ne paraît pas surprise outre mesure de se trouver face à face avec Yusuke, planté dans le salon en imper orange. Le couple discute, puis soudain le mari semble s’être évaporé à nouveau au détour d’un changement de plan. Mais, non, il est bien là, poussant une porte, décidé à rester. Le phénomène de la séparation abrupte avec l’être aimé, le silence sans recours qui se substitue au dialogue quotidien et à l’intimité des corps, installe la terreur immobile au cœur de la vie même.


Kiyoshi Kurosawa imagine un mélo sans excès et néanmoins déchirant dont le pouvoir de désordre et d’apaisement s’enracine dans la fiction du retour de celui qui ne peut pas, ne doit pas revenir. Le fantôme propose à Mizuki de le suivre au gré d’un voyage bucolique sur quelques lieux chéris de son existence, à la rencontre de gens qui ont compté pour lui, itinéraire qui les transportera in fine sur le dernier ponton face à la mer avant sa noyade et la connaissance par les gouffres.


Le voyage s’arrête d’abord chez un vieillard, distributeur de journaux, lui-même frappé par la douleur de la disparition de son épouse. Il découpe des fleurs en papiers dans les magazines et prospectus pour les coller sur un mur au dos de son lit. Cet œuvre d’art maison, à la naïveté kitch, il appartient à Kurosawa le pouvoir de lui donner une profondeur de vanité domestique où l’intégralité des expériences cumulées s’évaporent pour ne laisser à la mémoire que ce bouquet figé et bientôt jaunissant, emporté par une tornade dans le bâtiment qu’une ellipse onirique offre à la ruine.


Mais déjà il est temps pour le couple d’être accueilli au sein de la communauté affairée et chaleureuse d’un restaurant. Yusuke confectionne des raviolis, Mizuki prête main-forte en salle pendant les coups de chaud. «Pourquoi ne resterait-on pas là pour toujours ?» demande-t-elle, envahie soudain par une sensation de bien-être dans ce décor de petite ville avec sa lumière douce, son marché, le rituel d’un travail visant à nourrir et combler d’aise les vivants. Ce bonheur d’être installé au cœur des choses sensibles et bien à sa place n’est toutefois jamais que la première marche d’une escalade élégiaque. Un même soupir de ravissement souffle sur de nombreux autres épisodes, quand, par exemple, le couple s’échappe à nouveau et rejoint la pleine campagne, un village où Yusuke est accueilli telle une vedette par des habitants qui se passionnent pour les conférences qu’il donne sur l’astrologie. Ce plaisir porte déplaisir, car l’aspiration à figer ce beau présent dans l’éternité d’une plénitude de l’idéal est ravagé par la précarité des instants, la texture mobile des sensations, la météorologie sans cesse bousculée des relations entre les individus. D’ailleurs, bientôt, Mizuki cède à une jalousie posthume, elle qui a découvert des mails énamourés de son mari pour une collègue de travail. L’espèce de rage qui emporte la jeune femme vient de ce qu’elle réclame encore des preuves d’amour quand les conditions même de cet amour ne sont évidemment plus du tout réunies.


Démonstration poétique
Tout le film est fabriqué de ces puissants paradoxes qui viennent vous agripper au tréfonds. Et Kurosawa est constamment éblouissant dans sa manière de conjoindre des idées de mise en scène, des solutions plastiques pour faire surgir ces questions et intuitions en rang serré dans le droit fil du récit. On comprend bien que pour le cinéaste, le film opère une sorte de démonstration poétique tout autant que figurative (pour en revenir à Pascal) : les corps sont en définitive la garantie de la réalité mais comme la mort ou la fiction les entraîne dans des séries de mutations, ils deviennent ombres, reflets, avatars, simples signes, vapeur, ou choses, ou rien. Et le film est pareil à une porte battante qui avale et rejette entre l’antimonde et le nôtre les inconnus et les semblables, les vaillants et les vaincus, les présents et les absents.

John_May
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le 2 oct. 2015

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