Texte originellement publié le 29/05/2017 sur ScreenMania :
https://www.screenmania.fr/film-critique/vers-la-lumiere-naomi-kawase-2017


Le sujet de Vers la lumière est peut-être une évidence pour le cinéma solaire de Naomi Kawase, mais il est aussi une respiration bienvenue dans la compétition cannoise. Petit mélo mais grande déclaration d’amour au cinéma, c’est un film à l’énergie communicative, irradiante. Par le traitement de la cécité, Kawase se penche sur l’absence et le besoin de lumière. Film bienveillant et sans pesanteur, complément d’un cycle sur la sensation, Vers la lumière, sans tutoyer les sommets est résolument agréable et émouvant.


Dans Okja, de Bong Joon-ho, présenté dans la même Compétition Officielle, un personnage expliquait à l’autre que « la traduction, c’est sacré ». Vers la lumière l’illustre par l’art et nous emmène dans les coulisses des audiodescriptions de films. Naomi Kawase questionne alors le cœur du cinéma et de la mise en scène, puisque justement, il ne s’agit pas de décrire le visible mais faire ressentir l’invisible. En façonnant subtilement son film comme un prisme, elle opère une diffraction de tous les rayons de son cinéma : ceux perçus par l’œil, la vision, et la chaleur sur la peau, le ressenti. Ainsi, d’un thème d’apparence balisé ou trop symbolique, elle le transcende par une réflexion sur la difficulté de retranscrire des choses qui nous sont trop souvent évidentes. La réalisatrice poursuit ainsi ses variations de films sensoriels, complément idéal au précédent Les Délices de Tokyo : dans la modernité du Japon urbain, elle fait retrouver la simplicité des sensations et le goût de la nature perçu ailleurs par les provinciaux de Still the Water. Renouer avec l’authenticité du ressenti, du subjectif, c’est éviter le pensum lourd et les poncifs vulgaires qu’aurait pu impliquer le thème.


L’absence de la fonction première de la vue décuple les possibilités du sensible et explore non pas ce qu’il manque mais ce qui existe toujours pour ces personnes. Ainsi dans la mise en scène de Naomi Kawase, contre la conception commune, la cécité ne se manifeste pas comme un voile obscur et aveugle mais justement à travers un univers lumineux, fait de formes et de silhouettes. L’audiodescription est finalement ce qui autorise ces personnes malvoyantes à vivre autrement le cinéma, non pas seulement grâce à l’ouïe, mais également à travers la perception de la lumière : comme sur un écran de cinéma, une nouvelle réalité peut se dessiner sur cette toile claire et vierge sur laquelle chacun est capable projeter le fruit de son imagination. Bien sûr, la voix calme et mélodieuse de Misako (Ayame Mizaki) facilite cette perception, tout comme la musique d’Ibrahim Maalouf, avec son piano mélancolique et ses trompettes lancinantes, accompagne délicatement et avec parcimonie cette nouvelle appréhension des sens. L’outil de la perception réside aussi, de manière plus consciente mais d’autant plus dramatique, dans l’appareil photo de Nakamori (Masatoshi Nagase, splendide), photographe dont la vue est réduite à cette projection lumineuse et à qui l’on dérobe l’appareil qui a toujours été son dernier œil fonctionnel. Nakamori a encore besoin de se rattacher, autant qu’il peut, au spectre du visible.


Au-delà d’une simple mise en abîme, Vers la lumière se désassemble en quelques sortes comme des poupées russes : le film de Kawase contient un long-métrage fictif intra-diégétique ; celui-ci contient en son sein une autre œuvre, un brin différente, altérée, qui est celle de la traduction pour malvoyants. C’est même davantage qu’une traduction : plutôt une interprétation. Lorsque Misako rencontre le réalisateur du film dont elle s’efforce de faire la retranscription, leurs avis divergent quant à la morale finale. Il lui dit de se fier à son interprétation, sa manière de voir le film, par conséquent, le monde, comme si elle-même était créatrice et artiste, ce qui fascine Naomi Kawase. L’exercice est par ailleurs périlleux, puisque confrontée à Nakamori, d’autant plus sensible à la perception de l’image, Misako se heurte justement elle aussi aux limites du spectre visible. En somme, les deux apprennent à revoir différemment. Comme ce même Masatoshi Nagase qui, dans Paterson, faisait revoir à Adam Driver sa poésie disparue. C’est ce que tout le film tend à dépasser, car ne pas pouvoir voir un film est cruel, et la cruauté n’a pas de place chez Naomi Kawase.

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le 30 mai 2017

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Lt Schaffer

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