Vice-versa
7.5
Vice-versa

Long-métrage d'animation de Pete Docter et Ronnie del Carmen (2015)

La scène se trouve au début du Meilleur des mondes : des étudiants visitent un centre de conditionnement et assistent à une expérience pratiquée sur de très jeunes enfants. L'expérience vise à susciter chez eux le dégoût des livres et de la nature. Mais cet objectif ne peut être atteint seulement à coup de secousses électriques : dans l'Etat imaginé par Huxley, le processus de conditionnement s'accompagne aussi d'un discours. Une Voix, émise par un haut-parleur, imprime une sorte de refrain qui parle aux enfants pendant leur sommeil. « Le conditionnement que des paroles n'accompagnent pas est grossier – explique un scientifique, il est incapable de faire saisir les distinctions plus fines, d'inculquer les modes de conduite plus complexes. Pour cela, il faut des paroles, mais des paroles sans raison […]. Jusqu'à ce qu'enfin l'esprit de l'enfant, ce soit des choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l'esprit de l'enfant. »


Dans une version contemporaine du Meilleur des mondes, on pourrait imaginer l'existence de salles de projection pavloviennes où l'on montrerait Inside out à des enfants. Jamais le projet de conquête des esprits conduit par Pixar n'a été si nettement dessiné. Dans les films antérieurs, les humains apparaissaient comme des automates téléguidés par des figurines (Linguini dans Ratatouille) ou des idiots dupés par des jouets voulant échapper à l'obsolescence. Le cauchemar de Toy Story 3 racontait déjà celui de Pixar, il consistait à jeter au bord du gouffre (une décharge) des figurines pour les sauver in extremis et les ramener dans leur domaine d'élection : la chambre d'enfant.


Une étape nouvelle a été franchie avec Inside out et rien ne laissait présager un franchissement aussi radical que celui imaginé par Pete Docter : implanter des figurines dans le cerveau d'une fillette (Riley), lui ouvrir le crâne pour reproduire à l'intérieur de celui-ci le monde selon Pixar. Nulle tempête sous ce crâne, mais plutôt un faux désordre, qui annonce un ordre nouveau, que les cinq émotions gouvernant la sensibilité de Riley contempleront à la fin comme un ordre idéal. Avant d'atteindre cette issue, le film aura donné à voir une personnalité en pleine restauration : comprenons le terme dans son sens informatique, comme lorsqu'on parle du P.C qui travaille à réorganiser sa mémoire après un accident. Le langage du film vient aussi de l'informatique : les souvenirs de Riley, qui prennent la forme de petites boules colorées, sont envoyés régulièrement dans une « mémoire à long terme », c'est-à-dire vers un disque dur où ils sont stockés comme des fichiers. Dans une scène décrivant le fonctionnement de ce système, on voit des petits ouvriers de Pixar procéder à la mise à jour de la mémoire de Riley ; ils envoient dans un grand trou noir les noms des présidents des Etats-Unis et les souvenirs des morceaux de piano appris par la petite fille (à l'exception de la Lettre à Elise). Le film explique ici – avec humour bien sûr, sinon on serait dans 1984 – que l'Histoire et la musique peuvent partir en fumée, qu'on peut les déstocker d'autant plus facilement de la mémoire de l'enfant qu'il existe en elle d'autres souvenirs, bien plus vifs et déterminants : ceux de son club de hockey sur glace du Minnesota, par exemple.


Le même raisonnement s'applique à chaque personnage du film, à chaque situation, sur un mode toujours ludique et cool qui place le discours de Pixar au-dessus de tout soupçon, le rend presque inoffensif. Il existe pourtant dans Inside out un ordre angoissant : à l'image des petits ouvriers qui jettent les souvenirs jugés inutiles, le film donne constamment l'impression de faire le ménage, de se nettoyer dans un esprit hygiéniste très contemporain. Au niveau des émotions d'abord : les mauvais affects (Colère, Dégoût et Peur) ne jouent strictement aucun rôle, l'équilibre émotionnel de Riley se joue entre Joie et Tristesse. D'un point de vue esthétique, on comprend vite de quel côté va pencher la balance : Tristesse est une grosse fille moche à lunettes (elle ressemble à Véra dans Scoubidou, repeinte en bleu) tandis que Joie, svelte et gracieuse, se déplace avec la légèreté de la Fée Clochette dans Peter Pan. Et c'est cette légèreté qu'il faut préserver, au sens propre comme au sens figuré, lorsque Joie tombe dans la corbeille des souvenirs inutiles, là où les images du passé s'éteignent et se décomposent. A plusieurs reprises, on la voit s'élancer sur un chariot magique, avec l'aide de l'ancien ami imaginaire de Riley, personnage d'un autre temps, qui restera dans le cimetière des souvenirs. Contrairement aux jouets de Toy Story, il a accepté son obsolescence, son abandon est même traité comme un épisode nécessaire de l'odyssée de Joie. Il fallait qu'elle se déleste de ce poids mort pour regagner le crâne de Riley. La morale que le film adresse au spectateur, par l'exemple de cette scène, est effrayante : l'ami imaginaire de Riley incarne cette part de mélancolie qui doit disparaître à tout jamais, comme les îlots figurant l'ancienne personnalité de Riley, qui s'effondrent un par un. La personnalité, nous dit le film, n'est pas une construction, elle obéit plutôt à un processus de restauration incessant, qui sape ses propres bases. Les fantômes du passé sont alors priés de disparaître pour que Joie déploie ses ailes.


L'enfance, telle que Pixar la raconte aujourd'hui, n'est plus hantée. En témoigne le personnage le plus faible du film : Peur, qui ressemble à une endive rabougrie et impuissante. Lorsqu'un cauchemar est sur le point de commencer, dans une scène qui convoque (est-ce un hasard?) le Pennywise de It de King, Riley se réveille déjà. Sa pensée rationnelle est alors représentée comme un train se remettant en marche. Mécanique rassurante à tout de point de vue (scénario, esthétique, émotions) pour un récit qui ne s'autorise jamais le pas de côté, craint tellement l'ombre qu'il ne cesse de proclamer la toute puissance du surmoi.


Joie, en ce sens, est moins une émotion qu'une ouvrière du surmoi de Pixar : elle ferme les portes du cauchemar, saute dans le train de la pensée pour restaurer les îlots détruits de la personnalité de Riley et recomposer un paysage équilibré, agréable à l'oeil. Pete Docter, son créateur, pourrait reprendre à son compte le discours des scientifiques du Meilleur des mondes, il a conçu un film dont l'effet anxiolytique rappelle celui du soma, drogue que l'on consomme comme une hostie dans le roman d'Huxley : « L'office était commencé. Les comprimés de soma consacrés furent placés au centre de la table du repas. La coupe de l'amitié, remplie de soma à la glace aux fraises, fut passée de main en main, et avec la formule : « Je bois à mon anéantissement », fut portée douze fois aux lèvres. » I


Inside out nous fait boire cette coupe pendant une heure trente. L'effet est tellement puissant qu'il faut prédire au film un succès d'une ampleur au moins comparable à celui de Ratatouille. Et ce texte, petite bulle de scepticisme dans l'euphorie collective, n'empêchera pas la cérémonie d'avoir lieu : elle a même déjà commencé, nous apportant la bonne nouvelle de notre futur anéantissement émotionnel. Bienvenue dans Le Meilleur des mondes.


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le 12 juil. 2015

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