Il y a bien longtemps, à une époque où j'arrivais encore à m'identifier à des adolescents par la magie de l'imagination et d'une mémoire encore vivace (car en vérité j'étais déjà trop vieux pour ça, mais on reste toujours un enfant quelque part), j'ai découvert ce film, après avoir vu l'excellent Lost in Translation. C'est devenu immédiatement un de mes films de chevet, que je regardais au moins une fois par mois (souvent plus)... Puis du jour au lendemain, plus rien. Il restait le souvenir du vécu, de la beauté des images, l'intensité dramatique de ce premier film de Sofia Copola, mais le besoin de le revoir m'était passé.


Jusqu'à cette nuit.
Cette nuit où j'ai vécu l'horreur de la madeleine de Proust une fois encore, jusqu'à son terme, sa lie, cette image galvaudée et incomprise, dont on oublie généralement la tragique conclusion.
Car après l'évocation, l'invocation du souvenir dans toute sa pureté, dans toute son intensité, celui-ci devient à nouveau flou, glisse entre les doigts, perd de sa force pour ne laisser qu'une empreinte, celle d'une absence d'autant plus douloureuse, d'autant plus tragique, inexorable qu'on y aura regoûté dans toute sa virginité originelle, le temps d'une bouchée de madeleine...


Et c'est, au final, le thème central du film, mis en scène avec un brio impressionnant, qui semble malheureusement avoir déserté le cinéma de Sofia Coppola depuis déjà le troisième long de la réalisatrice (mais enchaîner d'office deux longs métrages qui frôlent d'aussi près l'excellence, c'est déjà bien plus que la majorité des réalisateurs donc loin de moi l'idée de lui reprocher son changement de registre, simplement, son cinéma me touche moins depuis Marie-Antoinette)


Pourtant, le sujet était délicat, il était facile de louper le coche, d'en faire un simple teen-drama au look seventies, de se reposer sur la maîtrise esthétique, quelques punchlines et situations tragi-comiques pour alléger la gravité de la thématique centrale.
Mais le film va plus loin et réussit le rare exploit d'accompagner la vie du spectateur, de lui laisser une place, de parler au coeur de celui-ci quel que soit son âge, le nombre de visionnages à son actif.


Le film parle de deuil, rien de bien surprenant, c'est écrit dans le titre.
Il parle d'amour, de folie, de désespoir, de rêve, de fuite en avant, d'enfermement. De la cruauté des certitudes d'une mère bien intentionnée, que l'on déteste, tout en la comprenant un peu, et qu'on finit par plaindre, en grandissant... Mais il est surtout, au delà du thème narratif, question de temps, celui qui passe et efface jusqu'à nos plus chers et douloureux souvenirs, qui perdent en substance au gré des années, sans que l'on ait eu l'occasion d'en faire le deuil.
C'est une ode au rêve, se muant un temps en un road movie dont les routes sont les lignes de fuite qui fissurent les murs de l'étouffante chambre muée en cellule de fortune.
Mais le film réussit à dépasser de loin son propos de surface pour nous faire vivre par procuration, à travers une narration soignée et ciselée, l'essence d'un deuil d'une autre nature, plus profonde, plus intime, celui de la mémoire, sa mordante cruauté, lente agonie du ressenti jusqu'à la perte du sens, la tragédie du vécu, lorsque l'ancien n'est plus remplacé par le nouveau, mais s'estompe malgré tout.


J'avais vécu une crise de la trentaine tardive en regardant Scott Pilgrim et en comprenant dans une certaine douleur que mon fantasme de retourner un jour à la fac était animé par l'envie de revivre ma jeunesse en tant que jeune, et que reprendre mes études ne me rendrait pas ces années, je serais un "vieux" parmi les jeunes, un outsider.


Ma crise de la quarantaine, c'est en revoyant Virgin Suicides, à quatre heures du matin, en entendant la voix-off me parler, me renvoyer à la conscience aigue que je n'étais plus un des jeunes, j'étais passé de l'autre coté de la barrière. Il ne me restait que le souvenir de ce que j'avais vécu lors des premiers visionnages du film, de ce que celui-ci avait soulevé en moi, et même ces émotions, je ne pouvais les vivre plus que par procuration.
Je n'étais plus amoureux de Lux, je me souvenais avec difficulté de l'amour que j'avais un jour éprouvé. Je ne détestais plus la mère (enfin... plus complètement) et je souffrais avec elle, malgré l'évidence de ses erreurs de jugement, qui m'étaient alors insupportables. Je n'étais plus un jeune parmi les jeunes, mais leur moi adulte, pétri d'imcompréhension face au drame, regardant avec eux les objets de leur culte récoltés à grand peine, ces photos, ces catalogues, ces babioles diverses perdre inexorablement de leur substance à mesure que les souvenirs s'étiolent.
Un autre pan du film m'a frappé, et par jeu de résonance, il n'en était pas moins intense.
Simplement plus amer, plus douloureux.


Comme une madeleine mouillée dans du thé tiède dont la première bouchée n'est déjà plus que le souvenir d'un souvenir.

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le 20 déc. 2019

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toma Uberwenig

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