Agnès Varda meets JR : voilà une proposition de cinéma bien bigarrée et inattendue, et pourtant comme prédestinée à advenir. Le premier nom évoque, dans les arborescences de nos consciences, un socle de cinéma déjà embaumé, panthéonisé par l’Histoire. Le second, lui, cherche encore à prouver, et réactualise l’esthétique et les thématiques de la maîtresse à travers le street-art, qui revendique encore ses lettres de noblesse auprès des grandes instances critiques. Il capture inlassablement des portraits du monde entier, de la France aux Etats-Unis, pour les faire voir au monde au travers de collages en grand format. Cette merveilleuse proposition qu’est Visages Villages, c’est avant tout un dépassement du cinéma comme art, et non pas une entreprise démagogique dont beaucoup l’eurent taxé avant même sa création. Les deux compères nous emmènent dans un road movie particulier où il s’agit de redéfinir son ontologie, de partir à la Recherche du Passé Perdu du Septième Art, des hommes et de leur mémoire, celles des plus humbles que les caméras dissimulent encore trop au profit d’une centralisation et d’un entre soi bourgeois et citadin, reflétant une France majoritairement francilienne, et donc erronée.


On connaissait une Agnès partageuse, croyant dur comme fer à la stratégie du décentrement géographique et intime pour abreuver sa curiosité de l’Autre, qu’elle adopta notamment dans Salut Les Cubains en 1963, ou encore dans Blacks Panthers en 1968. On connaissait aussi sa personne et sa vie, tant autobiographie et portraits sociaux sont intrinsèquement liés à travers ses œuvres. Mais on ne la savait pas si lucide et sereine face à la véritable problématique que le film décortique : la transmission et le passage d’un monde à un autre, dans une dynamique de dépérissement ou d’oubli, de conservation et de nouveauté. Ce « documentaire » ne peut totalement s’épanouir dans ce genre réducteur : il ne documente pas au premier sens du terme, il donne à contempler une réalité et des portraits qu’il importe avant tout de conserver. Pareille à la démarche des Frères Lumière des Premiers Temps du Cinéma, nos Louis et Auguste contemporains parcourrent les routes de France, mus par une seule et unique envie : sauver du temps et de l’anonymat des visages et des lieux en les encadrant dans l’éternel sanctuaire du cinéma, seul lieu où l’indépendance du mouvement de nos souvenirs et de nous-même peut être sauvegardée. Sans jamais en forcer sa nature, le réel est là palpitant, sa poésie extirpée, le point de vue du cinéaste toujours perceptible mais discret, inféodé et loyal au reflet et au discours de l’Autre.


Il pose à nouveau la sempiternelle question qui parcourt le cinéma de 1875 à nos jours : que doit-il filmer, et quelle est sa fonction première ? Ici, Varda et JR cherchent avant tout à le dépoussiérer de toutes lourdeurs, de tout maniérisme et fard appliqué à la réalité, alors même que la vieille dame à la coupe au bol et aux bagages créatifs déjà étudiés sur les bancs de facultés semblerait devoir adhérer à une vision passéiste de celui-ci. Que les réalisateurs et réalisatrices actuelles en prennent de la graine : leur aïeul semble bien plus en prise que certains sur leur génération, réussissant un savant mélange de sagesse, de tradition et d’ouverture à l’innovation et à l’Autre. Son entreprise de dépassement d’elle-même et de son esthétique, elle l’applique aussi en son art : il ne s’agit pas alors d’un film nombriliste et vain mais d’une véritable entreprise -certes thérapeutique et personnelle- de typologie de l’humain. L’artiste est alors, inévitablement, la pierre de touche de cette humanité : il faut bien faire avec, et c’est ce qui fait toute la beauté de cette œuvre. Se connaître à travers l’Autre permet de fonder une identité commune.


Le cinéma perd sa valeur ornementale pour embrasser celle de ses débuts, la captation directe (on notera d’ailleurs le rappel de la camera obscura à laquelle nous renvoie le « camion-photo » de JR), avec l’honnêteté et la poésie de toujours capter le réel par la médiation du cinéaste. L’esthétique frôle parfois l’amateurisme, tant les foyers filmiques sont nombreux (caméra, appareils photos, iPhone, points de vue subjectifs…) pour mieux rendre compte de l’appropriation totale de la réalité et de son image par les deux acolytes, mais aussi pour fournir une cartographie complète de ces villageois qu’ils rencontrent. La mise en scène de soi et de son rapport aux autres n’est absolument pas simulée, et quelques scènes émouvantes et adorables ramènent le film au genre du « documenteur ». Leur rencontre, les retours sur ces dernières et les discussions des deux compères sont ostensiblement écrites et post-synchronisées, technique maladroite de prime-abord qui permet finalement un recul poétique sur le réel contingent qu’ils filment. En ressort alors un côté ludique, toujours un peu latent chez Varda et JR, qui fait toute la générosité et l’humanisme de l’œuvre. Un retour sur un « ça a été » que Barthes n’aurait pas décrié, tout comme ces images de soi que les villageois contemplent comme appartenant à un autre temps quelques minutes après leur impression. Les deux artistes se réapproprient la réalité et la développent en leur lumière d’esprit photosensible pour en montrer la beauté sous-jacente. Cette entreprise n’est pas sans lien avec le cinéaste Jean Epstein et sa théorie de la « photogénie » : l'aspect poétique des choses se révèle par le cinéma, grâce à « cette suppression de l'art, qui dépasse l'art et qui est la vie ». Visages Villages réaffirme le cinéma comme « attraction » et moment de partage, une ode simple et détachée à la vie que l’on ne fait que contempler.


Le temps passe et la mémoire flanche, et Varda lutte aux côtés de JR contre ces ennemis qui jamais ne l’ont quitté. Les gens passent, certains manquent aussi à l’appel et ouvrent des béances et des hasards originaux au cœur de l’œuvre : le documentaire, prenant la forme d’une investigation et donc forcément imprévisible, s’ouvre parfois sur des actes manqués et un dialogue avec l’absent, le souvenir, la mort. Absence que les souvenirs de Varda et des images d’archives viennent savamment combler pour ne jamais oublier qui que ce soit. Visages Villages permet une lutte contre la lente et inéluctable destruction mélancolique de l’Homme.


Ici filmer, capter, c’est transmettre, donner à voir véritablement. Le choix de réalisation quasi arbitraire qu’est celui d’un enchaînement de rencontres hasardeuses est d’une contemporanéité totale : ce qu’on réaffirme ici, c’est l’impact du cinéma sur le monde, son incursion en celui-ci. Fixer le souffle de la vie en conservant son panthéisme qui lie chaque être dans la même quête de conservation et de revendication de son identité. Toute « hiérarchie » narrative est alors anéantie, aussi bien que la thématique : le véritable parcours de l’œuvre, c’est la rencontre, et la rencontre d’un agriculteur devient tout aussi importante que celle d’avec M. Jean Luc Godard. Les parcours et biographies de tout un chacun n’intéressent que très peu, et ce silence fait parfois grand tort à l’intérêt de certains profils. Mais c’est avant tout -pour suivre l’attitude d’artiviste comme JR lui-même se décrit- pour aplanir l’égalité et le liens entre les êtres comme sont aplanies leurs images sur les façades des villages, en farandoles.


Les deux artistes ont bien compris que notre « société de l’image », au-delà de l’abêtissement qu’elle peut nous infliger via un flot indistinct de photos, publicités et autres contenus sans-âme, permet à tous de contempler jusqu’aux moindre recoins de la peau poreuse de l’autre, en soulever le voile, et ainsi dépasser l’aliénation de l’Histoire qui broie l’anonyme et le petit, même si les honneurs leurs sont rendus dans un élan d’optimisme certes un peu candide. On s’attendait donc à un engagement de la part des artistes, c’est un désengagement que l’on reçoit : les villageois sont replacés dans un hors-temps idyllique, idéalisé et simple, mais cette entorse à la réalité du monde rural sert avant tout une nécessaire transfiguration de celui-ci en un Eden perdu, paisible, berceau d’une société française qui repousse les simples aux frontières des images, des villes et du pays. Les images des pieds et des yeux faibles de Varda, de poissons et autres animaux, de portraits de facteur, ouvrier, agriculteur sans esthétisation forment une farandole éclectique qui photographie pour réifier, rendre éternel et rendre au monde sa beauté. Un cinéma qui éclaire sans éblouir, qui écoute sans interrompre, sans bavardage.


Le passage par les villages, où règne encore un rapport à la nature, certes ambigu et parfois peu nuancé, mais aussi un attachement à une forme d’anonymat et de modestie, au sein d’un fonctionnement social ne répondant pas à une mécanique (comme dans les villes) mais à un échange encore humain, mélange de tradition du passé et de nouveaux rapports de transformations pour lors encore apprivoisées. Mais la façon de filmer, quelque peu mélancolique, semble prendre en compte cette fragilité du monde villageois et rural : de l’artivisme, encore une fois.


Comme s’ils avaient fait passer la vision de la réalité par des vases communicants, les images et les rencontres sont dépeintes tantôt par l’un, tantôt par l’autre. Cet équilibre du point est merveilleusement symbolisé par les yeux : camouflés chez JR, affaiblis chez Varda, alors même qu’elle lutte pour conserver l’image de l’autre dont la jeunesse empêche pour l’instant le total dévoilement.


Alors, quand le cinéma français et mondial semble de plus en plus redouter d’appuyer sur le bouton « off » de la caméra au profit d’une spectacularité toujours plus importante, Varda et JR, eux, montrent et tranchent sans regret, avec parcimonie et dans la plus grande modestie, des images qu’ils sont les seuls à savoir qu’elles ne leur appartiennent qu’à moitié, comme chacun est à la fois soi et autre, tout comme Agnès est aussi Jean-René, et tout comme ses yeux qui faiblissent sont aussi relayés par ceux de la jeunesse et d’un futur à qui elle donne -autant qu’elle prend- la main.

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le 22 mai 2018

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