Elle lui tient tant à cœur cette notion fondatrice qui sépare le banal et le grandiose : la langue et le langage que Jean-Luc Godard expérimente et travaille dans ces œuvres (Je vous salue Sarajevo par exemple avec sa règle et son exception). Vivre sa vie sorti en 1962 est une vision théâtrale articulée en 12 tableaux, qui offre une conception de la vie prise entre ces deux parties. Vivre aveuglement dans le quotidien en niant la logique et en prônant ainsi l'invisible destin comme maître comme le démontre si bien cette phrase fétiche du personnage de Nana : « c'est comme ça ! ». Ou alors s'élever et ainsi atteindre la pensée, source de la compréhension d'un monde et de ses relations, puis destructrices des mots voués à la maladresse. Nana, interprétée par la magnifique et regrettée Anna Karina, se cherche, se bouscule et ainsi se promène dans Paris au fil des rencontres, bonnes ou mauvaises. Elle rêve de gloire et d'argent, c'est certains, mais ne peut élever son esprit qu'au seuil de la rue. Ces rues dynamiques des années 60 sont aussi acharnées pour certaines femmes, et ainsi Nana tombe dans la prostitution. Dans ce choix difficile, elle aurait abandonner une raison de vivre privilégiant ainsi l'argent ''facile''. Nana contemple les corps des hommes en quête d'amour factice, on peut le dire, qui voguent en grand nombre travers les chambres d’hôtels symboles de la rencontre amoureuse illusoire et monnayée. Une vision sentimentale synthétique de la vie laissée à même le sol. Il suffirait peut-être de cette entre-vue philosophique avec un inconnu dans un café pour comprendre la raison des tracas de Nana et de sa quête tant complexe : si les mots que l'on pensent si fort peinent à sortir, il faut alors travailler ou trouver l'amour parfait capable de passer de la simple langue quotidienne au langage universelle et poétique. Alors que le vieil homme cite Porthos des Trois Mousquetaires, Nana en devient inévitablement le parallèle réaliste. Dans le roman d'Alexandre Dumas, Porthos qui n'a jamais pensé de sa vie se retrouve subitement à mourir le jour où il dispose d'une réflexion, bête mais étonnement élévatrice : comment marcher ? De ce cas d'étude, Godard dessine alors Nana trouvant le grand amour. Un amour capable d’effacer les mots banals et trompeurs et communiquant ainsi par les vrais sentiments (utilisation magnifique des sous-titres par Godard). Mais alors que cette ascension de conscience miraculeuse transportant Nana vers sa raison de vivre tant recherchée, la dureté de la vie avec sa facette la plus sombre refait surface. Le tragique, à l'image de la vie de Porthos, apparaît emmenant ainsi Nana vers une mort inévitable sous les balles du grand banditisme tenant de mains fermes depuis le début le destin torturé mais magnifique de la jeune femme devenue prostitué. Tout cet acheminement de pensés sur la vie est alors comme remis en question, ramenant ainsi le film à une scène comme clés et révélatrice : Jeanne d'Arc qui dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer révèle attendre la mort avec curiosité et impatience tant cette expérience pourrait être révélatrice de la signification du long chemin parcouru. Rien ne pourra surement remplacer les yeux remplis de larmes d'Anna Karina qui, au cœur de la sombre salle de cinéma, est à la fois comme consciente et ignorante de son sort déchirant mais libérateur.

RemiSavaton
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le 2 mai 2020

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Rémi Savaton

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