Waouh ! A la fin du film, j’étais sans voix. Estomaqué par ce que je venais de voir. Quel film, mes amis ! Vraiment je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi fort. Surtout pour l’époque. J’avais été pourtant intrigué au début par la petite marque « déconseillé aux moins de 10 ans ». A présent, je m’interroge sur la classification tous publics, et même si ça ne devrait pas être déconseillé aux moins de douze. Car je ne sais pas vous, mais ce film laisse des traces.
Duvivier nous invite à Paris, plus précisément aux Halles (reconstituées à l’identique en studio) où la fourmilière maraîchère se met en place dans une agitation frénétique. La caméra s’attarde sur une personne à la gueule d’ange sortant d’une bouche de métro, se frayant un chemin tant bien que mal jusqu’à un restaurant nommé… « Le rendez-vous des innocents ». L’enseigne ne manque pas d’interpeller, et le spectateur a vite fait de la mettre en opposition avec le titre du film.
A ce moment, c’est l’occasion de découvrir Gabin en chef cuisinier, ne tardant pas à être rejoint par le deuxième nom de la tête d’affiche : Danièle Delorme, la gueule d’ange. Rapidement, on sent qu’il y a anguille sous roche, à cause du comportement de la jeune femme. Mais quoi ? Seulement voilà : Julien Duvivier joue avec les nerfs du spectateur en prenant tout son temps pour mettre les choses en place et révéler un plan machiavélique pour lequel il va falloir improviser malgré un plan minutieusement préparé. Avant que les choses se décantent, je me suis moi-même surpris à penser que c’était un peu longuet.
Et au final, on retiendra davantage la prestation de Danièle Delorme : la gueule d’ange laisse la place à une pimbêche le temps d’un reflet dans un miroir, avant de prendre l’aspect d’une folle dégénérée. Pour tout vous dire, quand elle est revenue sur ce rôle à l’occasion de ses mémoires, elle-même doutait de sa capacité à incarner « cette diabolique jeune femme […] capable de mensonge, de sournoiserie, de meurtre »,et donc s’il était vraiment possible de « manipuler Gabin, de le mener par le bout du nez, d’en faire son jouet ». C'est vrai, le défi était de taille pour elle, pourtant lancée dans le circuit des tournages depuis une dizaine d’années. Mais tourner avec Jean Gabin, qui plus est dirigé par Julien Duvivier, ça ne se refusait pas, admit-elle et c’est ainsi qu’elle accepta le rôle pourtant qualifié de à contre-emploi. Le résultat est là : elle réussit à voler la vedette à Jean Gabin. Il est loin de démériter, pourtant. Au contraire, il est une fois de plus impeccable. On pourrait même dire qu’il fait là l’inventaire de sa carrière déjà immense : Dans un premier temps le joli cœur, un peu naïf sur les bords, et dans un second temps il retrouve sa taille patron, celui qui décide, celui qui prend les choses en main.
Cependant la qualité d’interprétation ne fait pas tout. Encore qu’il serait injuste de réduire le casting à la paire Gabin/Delorme. Impossible de ne pas parler de Germaine Kerjean dans la peau de la mère Châtelin. Autant elle n’a rien d’un châtelain (OoO le vilain jeu de mot bien pourri) ou plutôt d’une châtelaine, autant elle représente une autorité parentale qui va au-delà de la sévérité. A l’époque, mieux valait filer droit et ne pas moufter. La vieille école, quoi.
Mais comme je viens de le préciser, le jeu d’acteurs ne fait pas tout, aussi parfait soit-il. Julien Duvivier livre ici ce qui est considéré comme son meilleur film. Si jamais vous comptiez sur moi pour confirmer ou infirmer ce qui se dit, eh bien je crains de vous décevoir car je ne connais pas l’intégralité de la filmographie du cinéaste. Cela ne m’empêche pas d’affirmer qu’on a là un grand film. Un très grand film. Et si je puis l’affirmer, c’est parce que dans un premier temps j’étais parti dans l’optique de donner un 6/10 avant de le rehausser à la note que vous connaissez tous au vu de la tournure des événements. "Voici le temps des assassins" est certes un drame, mais pas seulement. C’est un film noir, très noir, dans lequel l’atmosphère devient suffocante. La photographie remarquable d’Armand Thierry y est aussi pour quelque chose, avec en prime une très belle utilisation de la lumière excepté à une ou deux reprises. Le plus remarquable est qu’on passe d’abord de la nonchalance à quelque chose de plus convivial avant de glisser vers une ambiance de plus en plus étouffante, avec quelques touches de glauque par l’intermédiaire de Gabrielle (Lucienne Bogaert, excellente elle aussi dans son registre et qui fait froid dans le dos par sa détermination).
Cependant quand on connait la genèse de ce film, qui aurait pu croire en cette formidable réussite ? Le sujet a été difficile à trouver. Plusieurs idées ont été refusées par Gabin. Voulant absolument Gabin dans son film, Duvivier a beaucoup cherché, à la poursuite d’un rôle inédit pour l’acteur. Il a fallu un dîner dans un grand restaurant de Saulieu pour la trouver : Gabin aimait la bonne bouffe, alors pourquoi pas en faire un cuisinier ? Il ne lui restait plus alors qu’à diriger ses acteurs dans une histoire dans laquelle il dépeint la cruauté humaine (destruction et autodestruction) exacerbée par la misère, la naïveté des uns et des autres, en particulier de la jeunesse qui en paye le prix fort. Des personnages dessinés avec force et précision, en somme. Aéré toutefois de quelques séquences de bon vivre (scènes d’ensemble au restau et à la guinguette), ce film livre une histoire hautement probable, et cela grâce aussi à l’intelligence de sa construction et à un final que nous sommes loin d’imaginer, bien qu'il fasse d'une certaine manière appel à notre imagination puisqu'il est tourné en suggestion. Un formidable final qui vient parachever une sublime montée crescendo de la tension.

Stephenballade
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le 7 juin 2020

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