Véritable choc culturel et visuel, Voyage à Tokyo est un jalon dans l’esthétique cinématographique. Réponse à la pensée commune voulant faire du cinéma l’art du mouvement, Ozu met ici en place un univers tout entier fondé sur l’immobilité. La première heure (d’un film qui en dure 2h16), profondément déstabilisante, établit sans concession les règles du jeu. Plans fixes, champ / contrechamps de visages étrangement souriant et très théâtraux dans les dialogues alternant avec des plans généraux de réunions familiales intensément ritualisées. Le décor, la plupart du temps domestique, instaure quant à lui un cadrage d’une grande rigueur, soulignant la maitrise voire l’incarcération du spectateur avec les personnages.
Sans concession, les politesses familiales et les conventions se déroulent et laissent progressivement sourdre quelques dissonances dans l’accueil réservé aux anciens. Fondé entièrement sur le non-dit, sur le silence d’un regard derrière le glacis d’un sourire et d’une formule de convenance, le fossé se creuse entre les générations. Gouttes délavées sur la toile d’une famille comme les autres, la constellation des émotions se dilate et s’intensifie progressivement : c’est la gêne de la présence des ancêtres, leur attente démesurée face à leurs enfants, la mort d’un fils à la guerre, le poids de l’alcool et l’attente imminent de la mort.
Film profondément exigeant, Voyage à Tokyo propose un programme esthétique strict au service d’une émotion qui semble tout d’abord prisonnière de son cadre. C’est là le grand pari d’Ozu. Parce qu’il nous a soumis au protocole de cette unité familiale archétypale, il nous rend familier d’un système qui progressivement, et sans le reconnaître, se fissure.
Embarqué, le spectateur laisse alors surgir du cadre un attachement et une compassion pour ces individus aux prises avec les petits riens et les grandes béances de l’existence.
Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Social, Famille, Drame, En 2013, j'ai... et Les meilleurs films japonais

Créée

le 8 déc. 2013

Modifiée

le 8 déc. 2013

Critique lue 3.3K fois

105 j'aime

11 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3.3K fois

105
11

D'autres avis sur Voyage à Tokyo

Voyage à Tokyo
Artobal
9

Le temps de Mémé est le temps de mourir

Le cinéma d’Ozu requiert de la patience et sans doute le renoncement, de la part du spectateur, à quelque espoir de divertissement. Pourtant ce cinéma est tout sauf austère et ennuyeux. C’est un...

le 8 févr. 2014

96 j'aime

12

Voyage à Tokyo
drélium
9

On se bouge les vieux !

Ce qui explique une nouvelle fois pourquoi j'ai tant de mal à me lancer dans les Ozu (même symptôme pour d'autres...). J'ai regardé l'horloge je ne sais combien de fois la première heure (pour...

le 21 janv. 2012

82 j'aime

6

Voyage à Tokyo
Dimitricycle
10

Si t'aimes pas le saké, Yasujiro de grenadine...

"Voyage à Tokyo" fait partie d'une poignée de films dont on peut décemment dire qu'ils sont parfaits. De tous les adjectifs qualificatifs qui me vinrent à l'esprit lorsque j'enlevai le DVD du...

le 15 avr. 2011

80 j'aime

28

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53