Il y a une jouissance très identifiable dans le fait démolir une oeuvre que l'on a pas aimé, elle est généralement d'autant plus grande que le succès d'estime de l'oeuvre est important. La critique se perd souvent dans ce plaisir dévoyé de la destruction par le verbe. Grâce à lui le ton peut se faire polémique et le débat vide de sens. Ce genre d’exercice de style, je ne l’aime pas beaucoup comme vous l'aurez compris. Pourtant je suis en train de rédiger une critique à propos d'un film que j'ai sanctionné de la note minimale de 1. Ne serais-je pas en train de céder à ce penchant facile de la destruction ? Je voudrais que ce ne soit pas le cas. Car ce qui me gêne profondément dans ce goût du dénigrement c'est qu'il fait son miel de la détestation, il en fait quelque chose de souhaitable, de beau, et à l'immoralité s'ajoute bien souvent la médiocrité, puisque le style polémique est tellement rhétorique qu’il fait souvent la part belle à la pose.


Malheureusement une chose me rapproche de cette forme dégénérée de la critique : la haine. J'ai profondément détesté les deux heures de We Need To Talk About Kevin, je me les suis infligées, et maintenant je ne peux me défaire de mon énervement. Je n'ai pas eu le luxe de me retirer avant d'atteindre le point de détestation critique, je n'ai donc plus qu'à essayer d'évacuer ma haine dans l'analyse du pourquoi et du comment de mon exécration.


Tout a commencé par un léger ennui : les vingts premières minutes. Jusqu'ici rien d'extraordinaire, je me fais simplement la remarque que l'effet recherché d'éclatement de la narration par l'entrelacement de scènes issues de temps différents, plutôt que de m'emmener vers une sensation agréable de perte de repère, me fait l'effet d'une longue bande-annonce. Je comprend qu'il est question d'un drame, que l’étonnante Tilda Swinton vis une vie misérable et post-traumatique, et que son présent se confond encore avec l’abîme tragique qu’a été l’Evénement. Enfin, tout ça n’est pas très grave, l’oeuvre me laisse indifférent. Rien de dommageable.


Après la bande-annonce le film ce précise, tant mieux, la relation entre Kevin et sa mère me sort un peu de mon ennui. Le malaise palpable entre les deux protagonistes bénéficie presque du manque d’intérêt des débuts du film. La réalisatrice vient de me jeter un os, je ne suis pas mécontent d’avoir quelque chose à me mettre sous la dent. Simplement, passer l’effet de nouveauté, la réalisatrice nous faisant entrer dans le coeur du propos de son film, je me retrouve à devoir faire face au redoublement de l’ennui par l’agacement. Car très vite on comprend – phénomène récurrent tout au long du film, qui use de signe et d’image excessivement suggestive – que Kevin n’est pas un enfant comme les autres, qu’il est purement et simplement un monstre moral. Comme le dira son père lors d’un dialogue dont le double sens a la lourdeur d’un gros clin d’oeil : « c’est inné chez [Kévin] ». A partir du moment ou l’on comprend ce postulat, toutes les scènes défilent devant nos yeux sans surprise. On assiste à la relation d’amour impossible entre la mère et son fils, à la vie quotidienne du foyer parasité par cette figure archétypale du mal.


Et c’est bien là le problème, le choix de cette figure caricaturale du monstre né dans un film qui veut traiter des relations entre ces « monstres » et leur famille. Comment réagit-on lorsque nous découvrons qu’un proche est capable d’actes monstrueux ? Voilà une question intéressante, justifiant un traitement réaliste et psychologique fin. Mais un tel traitement tombe complètement à plat avec un postulat aussi gros. Car Kevin n’étant rien que méchant, les relations avec sa mère ne sont rien que la conséquence de cette méchanceté. Elles sont donc sans reliefs : nous voyons pendant de longue minute un personnage de mère sans réponse face à cette relation impossible. Le sel d’un traitement réaliste proche du quotidien de ses personnages réside dans la manière qu’il a de nous communiquer la profondeur de leur sentiments et de leur comportements, l’humanité de leur condition. Mais en créant un personnage inhumain, la réalisatrice empêche à toute émotion autre qu’un vague malaise de surface d’advenir. L’idée directrice du film, l’existence du mal absolu, si attendue soit-elle n’est cependant pas mauvaise en soi, mais sa richesse est dans sa démesure, son irrationnalité. La puissance symbolique et esthétique des figures monstrueuses du mal tient à leur excès. C’est parce qu’elles sont excessives qu’elles sont fascinantes et spectaculaires. Seulement la réalisatrice se garde bien de nous présenter un tel spectacle, elle veut faire un film psychologique, à partir d'un personnage... sans psychologie.


L’entreprise est donc vouée à l’échec et le suspens qu’entretient le film sur la nature du crime commis par Kévin est insignifiant, il ne me tient même plus en haleine. Tout est sur des rails, je me laisse traîner par le fil narratif jusqu’à la fin du film sans être ému une seule fois, et je suis content d’en finir malgré la colère. Je crois qu’en plus des clins d’oeils grossiers de la réalisatrice, de cette aporie colossale du film et de la perte de temps qu’elle m’a infligé, une des raisons majeurs de ma colère tient à son ambition. Car contrairement à ce que laisse penser tout ce que je viens de dire, je suis persuadé que We Need To Talk About Kevin pense avoir saisi quelque chose de la complexité humaine, de sa capacité à faire le mal. À la manière d’un Damso qui pense faire preuve de profondeur d’esprit en traitant la pédophilie comme une maladie de mère nature (idée on ne peut plus convenue), en s’aventurant dans un sujet aussi sensible moralement que les tueurs de masses et en adoptant la position aussi radicale qu’attendue de la possibilité pour l’homme de faire le mal sans raison, le film a l’impression de découvrir quelque chose de profond.


A la médiocrité de l’oeuvre s’ajoute donc l’insupportable arnaque qui consiste à faire passer une idée aussi éculée qu’erronée pour une vérité profonde. Comme la psychologie de bas niveau existant sur les serial killer, le film est tellement embourbé dans ses préjugés moraux et sa fascination morbide pour le crime et le criminel qu’il est incapable de l’aborder subtilement. Pour montrer la superficialité de nos ambitiieux psychologues, je me contenterais de rappeler une trivialité sociologique qui semble leur échapper complètement. A savoir, l’immense majorité des tueurs célèbres ont une caractéristique très lourde d’implication : ce sont presque tous des hommes. Le mal absolu, aussi fascinant soit-il, semble donc très relatif à un certain groupe social, aussi appelle-t-il un traitement moins mystique et autrement plus intelligent.


Voilà pourquoi j’avais moi aussi besoin de parler de Kévin.

charlie_pagaille
1

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le 15 août 2018

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