• La figure du génie dans toute sa complexité et son humanité

Whiplash c’est l’histoire du parcours initiatique d’un jeune artiste (un batteur) qui intègre la meilleure école de jazz de NY. A travers l’histoire d’Andrew, Damien Chazelle, tient un propos universel : Comment devient-on un génie artistique ? Comment devient-on le jazzman d’une génération ?

Le propos de DC est radical : un artiste de génie n’est pas seulement un individu talentueux. Ce n’est pas qu’une histoire de don. Le génie est un travail, un travail acharné qui repose sur une maitrise technique. Toutes les facettes de l’apprentissage du génie sont méticuleusement abordées et sublimées dans des plans d’une économie et d’une puissance rares.

  • 1) Le talent existe mais ne fait pas tout.
    La première chose que met en lumière DC c’est le peu d’importance que représente le talent chez un artiste. Nous sommes dans la plus prestigieuse école de jazz de NY. Donc on peut supposer que les élèves qui y sont inscrits sont les meilleurs de leur discipline dans leur pays et plus encore. Néanmoins, dès leur première année ils sont renvoyés à leurs faiblesses et à leur manque de travail. La première scène du film nous le montre bien : Fletcher décèle du potentiel chez Neyman, mais il est encore bien loin d’être un artiste (ce qui sera la première humiliation de l’élève). Neyman est alors confronté à des étudiants qui sont tout aussi talentueux que lui et ce n’est pas sur cet aspect qu’il pourra faire la différence.
  • 2) Le génie est un travail acharné (l’apprentissage d’une technique qu’on perfectionne).
    Le talent n’a donc que peu de chose à voir avec l’apprentissage du génie. Tout au contraire, ce qui fait le génie c’est une force de travail qui dépasse l’entendement. Un don naturel, un talent inné qui n’est pas soutenu par un travail technique acharné ne mènera à rien. Toute performance artistique repose sur une technique dont on n’arrive à se rendre maître que par l’exercice. Les scènes d’exercice répétitives sont légions : Neyman passe le plus clair de son temps à apprendre le bon tempo d’un swing doublé. La maitrise technique devient donc essentielle. Or, elle ne peut advenir qu’à force d’acharnement. En ce sens, DC ratifie la conception de Nietzsche vis-à-vis du génie artistique : la médiocrité ne vient pas d’un manque de talent, mais d’un manque travail technique dans le détail de la maitrise d’un geste. Le génie artistique est le résultat d’un travail douloureux. Et la souffrance du corps est parfaitement rendue lorsque l’on voit les doigts ensanglantés sur les baguettes qui ne cessent de trouver le bon tempo.
  • 3) Les sacrifices
    Ce travail acharné fait de l’artiste un être hors du commun(au sens fort du terme). Contrairement aux autres, il ne peut pas avoir une vie classique et son investissement le plonge dans une existence solitaire et faite de sacrifices. Le temps devient si précieux qu’il doit sacrifier ses amitiés et sa petite amie. Il est également confronté à l’incompréhension de sa famille et à la jalousie de ses collègues. L’apprentissage du génie est un chemin douloureux et solitaire qui ne laisse aucune place au divertissement. Il faut sacrifier des choses.
  • 4) La figure du professeur tyran
    Tous ces aspects nécessaires à l’apparition du génie ne peuvent advenir qu’avec une figure supérieure qui guide l’apprentissage : un professeur. Ici, DC nous offre une des interprétations les plus fortes et les plus justes de la figure tyrannique du professeur. On sent d’ailleurs l’influence du mythique sergent instructeur de Full Metal Jacket. Quels sont les procédés nécessaires pour transformer un étudiant présomptueux en génie artistique (technique) ?
    ➢ D’abord l’humiliation. La moindre erreur technique, le moindre relâchement dans le travail est sanctionné par une humiliation personnelle. Il faut d’abord commencer par humilier le jeune talent pour qu’il ne se repose jamais sur ses acquis et qu’il ne cesse jamais de se dépasser.
    ➢ Ensuite la mise en concurrence constante. Toujours dans un souci de dépassement de soi, il faut que l’étudiant ne soit jamais considéré comme le meilleur.
    ➢ Enfin l’absence de compassion. Le génie aura beau s’acharner, il y a aussi une part de chance dans l’accession à la première place. Lorsque Neyman a un accident, Fletcher le destitue de la même manière que s’il n’avait pas travaillé. Le génie est aussi une histoire de chance et s’il échoue, il restera responsable.
    Ici on rencontre une certaine conception de la pédagogie. Tyranniser un élève en l’humiliant pour le permettre de se dépasser. A force d’humiliation et de déceptions surmontées, le génie apparait. C’est donc bien l’excellence que vise Fletcher et ce n’est pas en étant conciliant et doux que le meilleur batteur du monde le deviendra. On pourrait lui opposer qu’il risque de décourager l’artiste (Fletcher harcèle ses élèves, à grand coup d’homophobie, de racisme et d’injustices) ; bien au contraire, le génie c’est celui qui ne se décourage pas malgré les obstacles. La compassion ne mène qu’à la médiocrité. C’est d’ailleurs tout le contraste qu’instaure DC avec la figure du père de Neyman (écrivain raté et médiocre). Lorsque Neyman lui parle de sa première confrontation avec Fletcher et des critiques que ce dernier lui a faites, son père lui propose directement d’abandonner. Le moindre échec devrait alors conduire à une reconversion. Le père de Neyman prône le renoncement. Il le pousse à la médiocrité. Si Neyman écoutait son père, le film se serait terminé à 6min35. Nous avons donc d’un côté un professeur qui maltraite ses élèves pour tirer d’eux un potentiel enfoui qui ne peut advenir qu’à force d’acharnement, et de l’autre, un père aimant et compatissant qui engage son fils à rester dans une médiocrité rassurante (ne pas rêver trop haut pour ne pas être déçu). (Le premier professeur de Neyman est aussi présenté comme un éducateur médiocre, faible et doux : lorsque Neyman joue mal, il ne dit rien, Fletcher lui balance une chaise).
    Fletcher explique et justifie sa méthode de la plus belle des manières : il faut pousser l’artiste au-delà de ce qu’on attend d’eux habituellement. Si on ne pousse pas un artiste à donner le meilleur de lui-même, si on ne lui permet pas de se dépasser, on resterait dans une médiocrité décevante et aucun génie n’apparaitrait. La compassion engendre des résultats convenables et fait courir un risque à l’humanité : on ne verrait jamais advenir un génie puisque chacun se dirait « c’est un travail convenable ». Et comme le dit Fletcher « c’est une tragédie absolue ».

Le génie n’apparait donc pas du simple fait d’un talent inné ou d’une formation continue et rigoureuse. Le génie se manifeste à l’issu d’un travail acharné (qui ne finit jamais). Et Damien chazelle a réussi à capturer l’apparition du génie dans cette superbe séquence finale. Neyman est plongé dans un état de transe, causé par la difficulté du morceau à interpréter, par l’humiliation qu’il vient de subir (il vient de jouer un morceau qu’il ne connaissait pas devant les plus grands artistes qui pourraient l’embaucher), et par la rage de montrer à Fletcher tout l’étendu de son travail. Le temps est suspendu, la musique n’est même plus audible, et on ressent alors les vibrassions de la batterie pendant que Neyman fait corps avec son instrument (le sang, la sueur et les larmes sur la caisse claire). Platon disait des artistes dans l’Ion qu’ils sont, dans leur talent, comme possédés par les dieux. Ils ne sont que des interprètes d’une puissance qui les dépasse mais qu’ils maitrisent par ailleurs. Cette scène finale, ce moment d’épiphanie, nous montre exactement ce mélange de maitrise technique absolue et de dépossession de soi qui touche le génie dans ses moments de grâce. Cette inspiration divine ne peut apparaitre qu’à l’issu d’un travail laborieux et douloureux. Le génie est un acharnement.

LarsVonTruc
10
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le 10 juil. 2020

Critique lue 173 fois

LarsVonTruc

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