S’il ne fallait retenir qu’une seule chose de Whiplash, c’est la performance monumentale de J. K. Simmons, monstrueux, colossal, époustouflant dans son rôle de tortionnaire artiste. On connaissait surtout l’acteur pour son rôle de Vernon Schillinger, néo-nazi violeur ultra-violent de OZ, la série carcérale ultra-hardcore estampillée HBO. Déjà il impressionnait par son charisme prodigieux qui inspirait une peur viscérale chez ses codétenus et chez les spectateurs (avec notamment deux yeux singuliers tatoués sur l’arrière de son crâne, symbole d’un homme qui ne vous lâche pas comme ça). Whiplash joue en permanence sur les deux facettes du personnage de Fletcher, et réussit à troubler autant le spectateur que le héros, Andrew, ne sachant sur quel pied danser avec ce professeur ultra-violent. D’autres critiques l’ont rappelé, la dimension principale du film est cette sorte d’ accord tacite entre l’élève et le maitre, comme pourrait l’être un pacte avec le diable lui-même. La sueur contre le talent, l’exigence contre la reconnaissance. La réalisation, efficace et toujours propre, met bien en valeur l’importance de Fletcher dans la production d’excellence musicale voulue. Musculeux, habits noirs collant au corps, visage blanc contrastant avec son apparence lugubre, visage émacié, terrifiant et prompt à la colère et la haine : tout dans son aspect physique incite à la peur. Les petites goutes de sang qui jailliront parfois sur son costume ne viendront que confirmer la chose : Fletcher, c’est le mal.
Sur ce sujet, le film développe plusieurs thèmes à mon avis intelligemment traités. Fletcher insiste sur le fait que la production artistique n’est pas « un jeu » et doit obéir aux mêmes types de contraintes que les autres productions, c'est-à-dire une demande en exigence impitoyable. Pour preuve, les anciennes gloires du jazz y sont aussi passées pour finalement entrer au Panthéon mondial de la musique. Le film joue habilement sur la dualité de ce concept d’effort et de maximisation du talent, en l’insérant dans une métaphore à travers le personnage de Fletcher. Ses quelques moments de pitié ne sont en fait que des pièges tendus dans lesquels le héros, et le spectateur, tombent facilement à tel point d’en devenir traumatisés. Se développe ainsi un sentiment de dégout, du « comment s’est-on fait avoir ? Ca va trop loin non ? » ; pourtant, on meurt d’envie d’en voir plus : plus de répliques assassines, plus de violence verbale, physique et surtout symbolique. Ce voyeurisme et cette perversité à voir jusqu’où peut aller la quête de la perfection méritent d’être salués comme une des grandes réussites du film, entre autres. Le « no regret » prôné par Fletcher a don d’inspirer toutes les analyses possibles sur le film et le réalisateur, talentueux s’il en est pour mener un tel film, a su rendre paradoxale son œuvre à tel point qu’on en ressort malade, choqué, martyrisé.
Car sur la forme aussi, Whiplash détonne. Les représentations sont filmées au cordeau, on reste en constantes attention et impatience. Le final, sans entrer dans les détails, est un modèle d’apothéose et clôt admirablement cette « tragédie musicale ». Tout le film dans son ensemble est une ode à ce cinéma adepte de la violence psychologique, symbolique. Les mimiques de J. K. Simmons, l’épuisement de Miles Teller, le sang sur la batterie, le bruit sec des baguettes frappant l’instrument, l’arrogance de l’élève pensant avoir atteint le firmament, la haine viscérale du maître… Autant d’éléments qui font qu’on ressort terrorisé du film, alors que d’un autre côté, les passages musicaux sont d’une élégance simple et fraiche. A la beauté de la musique et de l’art en général, s’ajoute une part d’ombre, celle du travail incessant de la création artistique, martelée en fardeau par un dictateur chef d’orchestre.
Whiplash porte bien son nom, c’est un coup de fouet lancé directement dans les côtes du spectateur. Une bonne catharsis réalisée de manière impeccable, sans presque aucune fausse note. La seule chose à éventuellement reprocher à Damien Chazelle est le faux-rythme dans lequel s’installe le film en approchant de sa fin, qui aurait eu le mérite d’arriver plus tôt et d’une meilleure manière. Cela ne reste qu’un sombre détail d’une réalisation éblouissante et qui ne perd jamais son fil conducteur, de fasciner par la violence et l’autorité-reine.