Nuri Bilge, deuxième.

Je n'ai toujours pas vu les premiers films du cinéaste, outre un extrait peu engageant de Climats et le DVD de Uzak qui traîne chez moi depuis un mois désormais. Ce cinéma ne m'a jamais attiré, va savoir pourquoi. Je découvris Il était une fois en Anatolie lors de sa sortie en salle et le bilan fut mitigé. Première moitié à tomber par terre, deuxième à crever d'ennui. Winter Sleep, fort de ses 3h15 et de sa réputation à double tranchant au dernier festival de Cannes, était donc une nouvelle étape que je me devais de franchir.

Passons rapidement sur les conditions de projection. C'est chouette que Pathé diffuse le film dans certaines salles (ici à Nice, une fois n'est pas coutume). C'est en revanche beaucoup moins chouette que la clim de la salle fasse chuter la température sous les 20 degrés (ressentis) avec de grandes lames de froid qui s'enfonçaient sous nos vêtements et sur notre peau durant tout le film - film où les personnages passent une partie de leur temps à se plaindre du froid justement. Certains diront qu'au moins on était en condition, mais 3h15 à ce régime et c'est migraine plus nausées assurées. Quant à l'ami qui m'accompagnait un peu à reculons, j'avoue que ce n'était peut-être pas le film le plus convivial et le plus accessible qui soit.

Le prologue me déçoit. Quelques plans plutôt longs mais pas trop plantent le magnifique décor. Désert anatolien, début de l'hiver, un hôtel de luxe construit dans la roche, façon troglodyte. Un homme, pas tout jeune mais d'un âge difficilement discernable, seul. Le dernier plan du prologue, où il referme une fenêtre, est superbe et possède un mystère insondable qui attise la curiosité et aiguise l'intellect et les sens. Le film peut commencer. Pendant disons au moins une heure, c'est un grand film d'auteur, assez classique et très minutieux. Dialogues brillants, mise en scène au cordeau, interprètes impeccables. La situation de départ est passionnante, et le film sous tension. La notion de conflit et d'agression laisse présager un grand film moral sur la lutte des classes, sur la détérioration des relations entre un groupe de personnages et sur le caractère illusoire de tout portrait psychologique, qui n'est qu'une question de point de vue, de perspective. Assez passionnant en somme.

Puis vient une première séquence à fort caractère symbolique. Un enfant coupable d'une bêtise dictée par le dépit et la honte s'évanouit lors d'une éblouissante séquence d'humiliation, et le récit embraye sur une chasse au cheval sauvage de toute beauté et d'une grande violence. Le parallèle est assez évident, trop même. Le film d'auteur commence alors à sombrer vers un côté plus scolaire, plus laborieux. C'est bien fait mais ça devient forcé. Et puis peu à peu, alors que le dispositif narratif se précise d'une manière implacable, l'ennui survient. Donc ce seront de (très) longues scènes dialoguées en champ-contrechamp dans diverses pièces de l'hôtel où les personnages s'adonneront à des joutes verbales certes littérairement assez virtuoses mais d'une longueur extravagantes et reposant au final toute sur un principe similaire : les deux personnages seront opposés au début, opposés à la fin mais en ayant entre temps inversé ou presque le principe de leur opposition. Grand dialoguiste, Ceylan met à jour un mécanisme argumentatif qu'il dissèque de manière clinique et selon lequel il tente de montrer que tout discours possède un sous-entendu qui déployé change considérablement la perception que l'on a de l'interlocuteur. En somme même les personnages les plus aimables au début deviennent tous plus ou moins des salauds, et vice versa. Prendre plus de 3h pour nous le faire comprendre scène après scène avec une tension de plus en plus discrète, c'est tout de même une gageure.

Le gérant est donc un écrivain raté, misanthrope, paternaliste et misogyne, sa femme effacée comble le vide de son existence comme elle le peut, la sœur est une aigrie au verbe aiguisé (peut-être le meilleur agôn du film, même s'il m'a paru durer presque une demi heure !), le locataire un faut dévot ou au mieux un hypocrite, son frère une brute égocentrique... Au milieu de cette valse de personnages bougrement romanesque, les yeux noirs d'un gamin dont la rage intérieure aurait du être le vrai sujet du film. Une fresque sur plusieurs générations qui assumerait le côté actanciel de son potentiel romanesque, et non une logorrhée statique et saturée de symboles maladroits beaucoup trop psychologisante.

L'étude de caractère est donc menée avec beaucoup de talent, mais on a plus l'impression de lire un roman que de voir un film, et même si c'est un très bon roman, l'avantage de la lecture c'est que l'on peut faire des pauses. Ici on en sort lessivé, épuisé, le cerveau broyé d'avoir lu des sous-titres de deux lignes débiter un texte d'une complexité prodigieuse tout en tentant de voir les (très belles) images du film qui se déroulait au-dessus. Un exercice exigeant mais qui tue un peu le plaisir primaire du cinéma. Et puis je ne peux m'empêcher de me dire que si j'ai fini par m'ennuyer, c'est aussi que l'ensemble ne tenait peut-être pas si bien que cela et que tout virait un peu à la démonstration, là où un Bergman d'une durée similaire et tout aussi bavard (Scènes de la vie conjugale) m'avait tenu en haleine de bout en bout. Comme quoi n'est pas Bergman qui veut, et sans pousser jusqu'à dire que Ceylan est un imposteur, je persiste à penser qu'il est légèrement surestimé et que ce film était un peu un piège à festival.

Non, ce n'est pas si beau que ça (son précédent était bien plus intéressant de ce point de vue), oui le symbolisme est un peu facile (même si ce sont au final les plus jolies scènes du film), et puis même, je trouve la manière de procéder un peu scolaire et décevante, le champ-contrechamp c'est pas spécialement ce que j'attends d'un film de cette durée dont les dialogues, si sophistiqués fussent-ils, finissent par m'assommer et me désintéresser totalement. Comme disait Schopenhauer, "La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui."

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le 9 août 2014

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Krokodebil

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