Woody Allen fait partie de ces cinéastes dont les films n’intéressent plus grand monde en dehors d’un public d’initiés pour qui chaque nouveau cru s’apparente à un petit plaisir annuel récurrent, à défaut de vraiment surprendre. Ses thématiques et ses personnages-types, le réalisateur américain les a déjà abordés sous tous les angles et sous toutes les formes au fil d’une filmographie dense et riche en expérimentations, malgré un style qui n’a finalement que peu évolué depuis la consécration d’Annie Hall en 1977. Pourtant, Woody continue de tourner, par passion ou par addiction, et ne semble pas prêt de prendre une retraite qui serait amplement méritée. Wonder Wheel est sa dernière réalisation et, malgré un accueil critique plutôt tiède et d’évidents signes de fatigue, mérite sans doute plus d’attention que ce qu’on a pu lui accorder.


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Coney Island, années 50. Ginny (Kate Winslet) est une ancienne actrice reconvertie en serveuse et installée avec son mari Humpty, forain loser, et son fils Richie, garçon troublé aux tendances pyromanes. Elle entretient une liaison avec Mickey, un maître-nageur amateur de théâtre et de philosophie. La vie de Ginny bascule lorsque la fille de Humpty, Carolina, débarque dans la famille pour fuir son mafieux de mari. Un point de départ on ne peut plus conventionnel chez Woody Allen et les habitués du cinéaste pourront sans doute prédire l’entièreté du récit et de ses péripéties sur seule base de ce synopsis. Un narrateur accrochant le spectateur par un regard-caméra, des dialogues didactiques au flux quasi-constant, une musique jazzy d’époque accompagnant chaque image… Le cinéaste n’hésite pas à réutiliser tous ses gimmicks et l’entrée en matière semble plus laborieuse que d’habitude, tant l’on reste dans l’attente de la moindre surprise.


Allen a toujours su apporter des variations sur ses thèmes éculés, même plus discrètes passé un certain cap de sa filmographie. Ici, le cinéaste semble mélanger La Rose Pourpre du Caire (les années 50, le milieu populaire mais aussi la thématique centrale) et ses portraits de femmes névrosées et désabusées, avec Blue Jasmine comme dernier exemple en date, mais sans vraie valeur ajoutée et avec une fâcheuse tendance à utiliser ses traits de style ad nauseam. On comprend par exemple difficilement ce qui justifie la présence de Justin Timberlake en narrateur face caméra, si ce n’est un souci pour Woody de s’accrocher aux procédés qu’il maîtrise le mieux.


Si la première moitié du film souffre de cette application très mécanique de la palette allenienne, le récit gagne en intérêt à mesure qu’il clarifie son propos et le rôle de ses personnages. Wonder Wheel s’inscrit clairement dans la tendance dramatique de l’œuvre de Woody Allen, de ces films qui sondent la cruauté de l’existence et l’âme humaine dans toute son amertume, sans humour pour contrebalancer ou adoucir le traditionnel pessimisme du cinéaste. A ce titre, son dernier long-métrage se construit clairement comme une tragédie, mettant en place ses différents intervenants et leurs enjeux personnels avant que le sort ne s’abatte implacablement sur eux.


Les rapports conflictuels entretenus par Ginny et Carolina, discrète évocation de la relation entre Blanche-Neige et son impitoyable belle-mère, constituent le centre névralgique dramatique de l’oeuvre et aboutissent à quelques unes des séquences les plus marquantes de la carrière récente du cinéaste. Difficile d’imaginer meilleure actrice que Kate Winslet pour incarner cette ancienne actrice aux rêves anéantis, dont toute la désillusion et l’amertume culminent lors d’une splendide avant-dernière scène.


Face à elle, Juno Temple se présente idéalement comme une nouvelle incarnation de la jeune fille innocente allenienne, que l’actrice interprète sans bavure. James Belushi, Justin Timberlake ou encore un délicieux double-caméo qui devrait faire plaisir aux fans des Soprano : le casting est une nouvelle fois impeccablement choisi et ce même si les personnages en eux-mêmes ne sont pas les plus mémorables qu’ait pu offrir le cinéaste.


S’il y a toutefois un choix de casting à retenir parmi tous les autres, c’est celui de Vittorio Storaro en directeur de la photographie. C’est grâce à l’emblématique chef opérateur d’Apocalypse Now qu’Allen était pour la première fois passé de l’argentique au numérique avec Café Society, apportant un véritable vent frais à une esthétique traditionnellement soignée mais de moins en moins audacieuse. Avec Wonder Wheel, le duo poursuit ses expérimentations pour accoucher du Woody Allen le plus marqué visuellement depuis un moment.


Jamais l’utilisation de la couleur n’aura été aussi prononcée chez le réalisateur, Storaro profitant du numérique pour saturer la colorimétrie du film. L’image apparaît volontairement artificielle et renvoie à l’esthétique de studio de l’âge d’or hollywoodien, incarnation absolue de la beauté illusoire au cinéma. Les éclairages vifs, omniprésents, illuminent les décors du film comme s’ils étaient une scène de théâtre. Les scènes d’intérieur sont généralement dominées par des teintes unies, de rouge, de bleu ou de jaune dont la saturation envahit l’écran. Cette recréation de l’esthétique classique hollywoodienne et sa délicieuse fausseté n’est pas sans rappeler le travail de Storaro sur Coup de coeur, autre collaboration avec Francis Ford Coppola et déjà célébration du savoir-faire de l’artificiel.


Loin de n’être qu’une lubie formelle, ce parti pris contribue à renforcer les thématiques développées par Allen. Ginny est présentée comme un personnage aux rêves brisés, forcée de vivre avec la frustration éternelle d’une carrière d’actrice tuée dans l’œuf et d’un mariage idéal perdu à jamais. Pour échapper à un quotidien de rancœur, elle s’évade. Dans les bras de Mickey le maître-nageur, avec qui elle fantasme une idylle impossible, mais aussi sur les planches d’un théâtre imaginaire qu’elle rêverait de fouler à nouveau. Le petit appartement de Ginny et Humpty semble d’ailleurs configuré comme un décor scénique et la manière de filmer du cinéaste, qui privilégie le mouvement et les plans longs pour assurer une continuité dans le dialogue, renforce l’impression d’assister à une représentation théâtrale


Le film se construit sur une dynamique de rêve éveillé et de cruelle désillusion. Dans La Rose Pourpre du Caire, cette dichotomie passait par l’intrusion du surnaturel dans le récit et l’incarnation d’un personnage de cinéma dans le quotidien bien trop réel du personnage de Mia Farrow. Ici, c’est par le biais de la photographie que ce va-et-vient prend forme : selon les scènes et parfois au sein d’une même séquence, Storaro alterne ses couleurs vives et ses éclairages saturés avec des teintes nettement plus ternes, et exprime ainsi en des termes purement visuels toute la dualité du personnage principal.


Le procédé atteint son point culminant lors d’une confrontation finale qui synthétise à elle-seule tout l’enjeu dramatique du film. Rarement Woody Allen aura autant dialogué par l’image, il faut en tout cas remonter bien loin dans la filmographie du cinéaste et ses expérimentations avec le noir et blanc (Manhattan, Stardust Memories, Ombres et Brouillard...) pour trouver une telle emphase dans l’utilisation de la texture de l’image même.


Souvent loué pour ses qualités de dialoguiste et de directeur d’acteurs, Allen rappelle avec Wonder Wheel qu’il est également un grand metteur en scène au sens le plus plastique du terme et confirme que sa collaboration avec Vittorio Storaro reste l’un des meilleurs choix de sa carrière récente. Il apparaît d’autant plus regrettable que le cinéaste semble se reposer sur ses lauriers lorsqu’il revêt sa casquette de scénariste.


Wonder Wheel n’a pas la précision dramatique ni la profondeur morale d’un Match Point et restera sans doute coincé au niveau des petits drames du réalisateur, faute d’une vraie rigueur d’écriture et d’originalité dans la construction de l’intrigue et des personnages. Néanmoins, le renouvellement, même s’il est exclusivement formel, reste à souligner et autorise malgré tout à attendre avec curiosité la troisième collaboration Allen/Storaro, en espérant que le réalisateur/scénariste y retrouve un peu de sa verve d’auteur.

Yayap
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le 29 mars 2018

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