Parviendrons-nous à comprendre quelque chose sous la chimère hideuse construite par une partie influente de la critique française (Cahiers du cinéma, Libération, Le Monde, Critikat) pour juger le dernier film de Paolo Sorrentino, Youth ? S’il est bien certain que Sorrentino construit un cinéma qui a plus de cerveau que d’instinct, que l’oeuvre ne cesse d’envoyer les signes de l’artificialité et du grotesque, que le kitsch menace, il y a pourtant plus à dire que ce que de nombreux critiques semblent avoir puisé ça et là pour exprimer leur dégoût. Ce que nous avons lu témoigne d’une grande méprise. À partir de leurs visions mutilées, ces critiques ne pouvaient que raconter l’histoire d’images artificielles et grotesques. C’est qu’il ne fallait pas les prélever sur le tableau complet d’une danse macabre.


Sorrentino n’est probablement qu’un de ces énièmes barbares civilisés qui rit de la culture. Non pas d’une culture, mais du concept de culture compris comme schème permettant de distinguer, organiser et hiérarchiser un ensemble d’oeuvres et de pratiques dans le tout-venant des activités humaines. Le concept de culture permet de traduire une manifestation quelconque de l’activité humaine en expression signifiante. Il est certain qu’il s’appuie sur un substrat de mémoires propres à chaque culture, et que celles-ci se développent dans l’histoire. Toutefois, le concept de culture substitue à l’instinct de l’animal qui traduit principalement les mouvements de son environnement dans le cadre utilitaire de l’action (attaquer/se défendre/protéger) une seconde nature, celle de l’homme de culture. N’étant plus toujours-déjà finalisé dans le monde utilitaire de l’action polarisée par l’instinct animal, l’homme ouvre le champ des possibles : de l’asignifiance la plus grande (les mouvements qui ne veulent foncièrement rien dire) aux diverses significations que peuvent prendre les activités de l’homme, notamment par la détermination culturelle. Ce qu’on appelle « culture » participe donc de la détermination de l’asignifiance latente des activités humaines en activités signifiantes.


Dans le cas du chef d’orchestre, mis en scène par Sorrentino dans Youth, le concept de culture, à l’appui de ses mémoires historiquement déterminées, est ce qui transforme les mouvements répétitifs de la main en gestes expressifs appartenant à l’art du chef d’orchestre. Le grotesque, en tant que moment d’exacerbation ridicule du geste expressif, l’arrache à son terrain d’expression habituel pour en faire voir les dimensions refoulées. Sous le registre du grotesque, les mains du chef d’orchestre qui se meuvent dans l’espace apparaissent également comme des mains qui bougent dans le vide (asignifiantes), et non plus seulement comme des expressions supérieures de l’esprit humain (signifiantes). Le grotesque court-circuite les deux pôles du champ des possibles ouvert par l’existence de type humain, de l’asignifiance latente des activités humaines et de la signification que le concept de culture ne cesse de leur conférer. Sous les productions culturelles (la main spirituelle du chef d’orchestre), comme série d’activité arrachées au tout-venant de l’activité humaine, se tient le fond à jamais asignifiant (la main nue qui bouge dans l’espace). Le concept de culture refoule doublement ce fond asignifiant, tantôt en le refoulant sous la signification (d’un geste, d’une oeuvre, d’une pratique), tantôt en excluant ce qu’il ne peut refouler sous le registre de l’insignifiance (la frivolité, les activités basses de l’humanité, mais aussi les gestes gratuits).


Dans Youth, Sorrentino exhibe ce que la culture refoule (mouvement décadent du grotesque et des régressions nihilistes) et valorise le mouvement d’affleurement de la signification dans ce que le concept de culture avait d’abord tendance à exclure comme insignifiant (la grâce de la signification naissant comme contrepoint du grotesque). Il chamboule les hiérarchies que construit le concept de culture en tant que régulateur a priori des différentes formes d’expressions : le haut et le bas, le sacré et le trivial, le spirituel et le matériel, le noble et l’ignoble, le beau et le laid. Ce que la critique de cinéma rejette sous le nom de « grotesque » n’est qu’un procédé nihiliste qui met en évidence tout ce que le « haut » refoule, et que l’homme de culture ne voit plus. Ces régressions nihilistes permettent en retour de tant faire voir le « bas » dans le « haut » que le « haut » dans le « bas ». En d’autres termes, Sorrentino rappelle que tout document de culture est une victoire provisoire sur une certaine forme de barbarie, et que toute forme de barbarie est un embryon de culture. En effet, la barbarie, au plus près de son origine étymologique, est le « bruit » qui s’oppose à la langue sensée du logos qui porte la trace de l’activité de l’esprit. Là, nous entendons tous les phénomènes matériels qui bruissent sous la victoire de la langue articulée. Mais la barbarie nous fait aussi entendre la langue de l’étranger, celle qui sonnait comme des « borborygmes » aux oreilles des peuples qui se disaient « civilisés ». Là, nous entendons le snobisme du concept de culture qui inclut et exclut, tient la dragée haute face à d’autres formes supposées inférieures de l’expression humaine. Barbarie et culture, déstabilisation de l’un par l’autre, compénétration de l’un dans l’autre. Si, comme la plupart des critiques, nous manquions cette conjonction, Youth ne présenterait que le mouvement décadent de l’épuisement des formes artistiques dans le grotesque.


Les cas de compénétration de la barbarie et de la culture ne manquent pourtant pas, qu’ils témoignent de la résurgence de l’entropie matérielle sous la victoire spirituelle, ou du renversement des hiérarchies d’une quelconque domination culturelle. Tantôt provoquent-ils des moments de décadence, ou de pénétration dans la culture de ce que celle-ci refoulait, l’asignifiance de fond ; tantôt des mouvements inverses de dynamisme créatif, dans lesquels ce qui se tenait sous la domination de la culture, comme phénomène barbare insignifiant, prend une signification supérieure. Déclin et décadence : Les quelques instants qui nous font voir la fragilité intime derrière l’oeuvre d’art (les simple songs du compositeur de génie), la réduction de l’aura des gestes du chef d’orchestre à leurs manifestations matérielles absurdes sous les procédés du grotesque (ce concerto pour cloches de vaches), la trivialité de l’homme sous le grand artiste (le corps de la miss univers admiré par les deux aînés de génie). Ascension et grâce : L’intelligence fine d’une miss Univers que le grand acteur prenait d’emblée pour une imbécile (la parole-raison — logos — qui hante le beau corps, jusqu’alors supposé barbare de langue en tant qu’assigné à la place que lui imposait la culture de l’homme de goût – incarné ici par l’acteur, mais qui pourrait mettre en abyme le spectateur que nous sommes), le massage d’une jeune femme qui prend tout à coup le statut d’un art supérieur et non-discursif (écoute du corps, caresse, partage matériel plus important que les mots — subversion du logos-spirituel-discursif par le barbare-matériel-sensitif), les mouvements d’une jeune femme devant l’écran, en train de jouer à un jeu vidéo, qui semblent devenir chorégraphie (efflorescence d’une magie expressive, beauté spontanée d’un art inconnu, dans le lieu inattendu et trivial du divertissement). Sorrentino ne cesse d’intervertir la position de ce qui serait régression barbare et culture instituée. Et si ses personnages témoignent souvent d’un certain snobisme culturel (la fille du chef d’orchestre qui ne comprend pas ce que l’artiste pop peut bien avoir de plus qu’elle ; l’acteur qui semble ne pas se remettre d’avoir joué un rôle populaire), c’est pour mieux contrebalancer leurs propositions par un certain nihilisme qui ramène les prétentions spirituelles à la terre. En même temps, si certains personnages semblent n’être là que comme des porte-paroles de la frivolité insignifiante et populaire, c’est pour mieux y faire voir les éléments de grandeur — intellectuelle avec la miss Univers, artistique avec la joueuse-danseuse. Ce sont aussi nos préjugés que déboute la relativisation nihiliste du haut par le bas, et l’élévation spiritualiste du bas vers le haut.


On peut reprocher à Sorrentino de ne pas avoir intégré de personnage digne, celui qui représenterait autant le concept de culture qu’il le critiquerait, pour réaliser le travail de sape. En effet, le maître créateur exploite ce qui n’est plus personnage mais simple figure, support au service de la démonstration. C’est par le montage du film, et le montage seulement, jamais par les personnages (ce que les critiques refusent sous le vocable du « manque de substance », ou de la « désincarnation ») que la critique s’opère. De nombreux spectateurs seront agacés de sentir Sorrentino jouer avec leurs préjugés, quand bien même ne les partagent-ils pas tant les clichés qui les soutiennent sont éculés (ce qui n’empêche pas qu’ils les connaissent très bien, en hommes de culture). On pourrait aussi dire que Sorrentino a beau jeu de manier les éléments de barbarie et de culture, une fois ceux-ci posés clairement par le maître qui fixe a priori les règles. Sur le plan étroit des formes prises par la culture dans les expressions artistiques, l’oeuvre de Sorrentino serait dès lors d’autant plus méprisante qu’elle commencerait par opposer un art noble à un art trivial (qui n’aurait d’art que le nom), avant de dégrader ceux qui incarnent l’art noble en les ramenant à la matérialité imbécile de la chair et des passions privées. Néanmoins, cas parmi d’autres, si l’on s’intéresse au compositeur-chef d’orchestre, ce sont les « simple songs » qui deviennent à la fin du film le lieu de naissance d’une certaine grandeur artistique (le désir qui animait la création de l’oeuvre), alors qu’elles étaient d’abord posées comme l’oeuvre mineure et manquée que la plèbe retiendrait contre le génie de l’artiste. Il importe dès lors peu de savoir ce qui serait haute ou basse culture, et même culture ou barbarie. Les renversements permanents qui sont à l’oeuvre dans Youth ne sont ni animés par un désir de décadence, ni à l’inverse par une critique de la décadence — toute proposition qui couvre le spectre des critiques adressées d’ordinaire au film. Sorrentino nous invite à une danse macabre qui met le monde sens dessus dessous en égalisant toute manifestation de l’activité humaine par le court-circuit de l’asignifiance latente et des processus de signification.


C’est ce qu’on gagne avec Sorrentino. Le relativisme culturel qui résulte de la danse macabre laisse voir une infinité de possibles. Comme dans l’oeuvre de tous les barbares civilisés (Beckett, Bernhard,…), tous les éléments qui composent le monde sont placés sur le même niveau. On trouvera de la barbarie dans la culture, et de la culture dans la barbarie, pour un monde sens dessus dessous. À titre de cas exemplaire, l’ultime scène de concert est un pied-de-nez à tout ce que la critique a écrit jusqu’à présent sur Youth, quand les visages lisses et heureux des spectateurs s’abandonnent à l’aura de la scène tandis que le démiruge Sorrentino construit par le montage sa danse macabre, danse carnavalesque qui ne cesse de renverser la vie et la mort, de faire passer l’un dans l’autre, au point d’abolir tout repère. La scène est trop blanche, la cantatrice est habillée comme une sucrerie délicieuse, la culture séduit tel le chant des sirènes. Avec quelques « taches » dans le tableau – cette vieille dame au centre de l’orchestre qui fait contre-point aux « jeunes » messieurs et mesdames en costume, ce montage du visage et de la voix de la cantatrice avec le visage muet de la femme du chef d’orchestre malade – Sorrentino récapitule tout le trajet du déclin et de l’ascension dans l’oeuvre d’art, en-deçà du concept de culture comme outil de distinction du haut et du bas, de ce qui est dedans et dehors, de la signification et de l’insignifiance. Au plus près des luttes de la matière et de l’esprit, c’est tant la matière qui chante que le chant qui souffre que le montage de la cantatrice colorée et du visage dévitalisé de la femme malade nous raconte. Vie et mort mêlées.


Une danse macabre. C’est peut-être ce que manquent les vitalistes qui ne connaissent de la vie que son versant créateur, et les nihilistes qui ne connaissent de la vie que son versant destructeur. Sorrentino nous invite à un petit carnaval de la mort et de la vie, par définition irrévérencieux. Cela choque le critique qui ne voit que l’artiste dans l’homme, ne voit que le grotesque du cinéma de Sorrentino, et oublie combien celui-ci n’est que le précurseur de la danse macabre, elle-même annonciatrice d’éclats de grâce — quand la signification affleure à l’insu de la culture. Il serait peut-être bon d’oublier Fellini et de se souvenir un peu plus de l’Allemagne de 1933, si l’on souhaite comprendre la sensibilité qui anime l’oeuvre. Les manifestations les plus raffinées de la culture y étaient oubli des luttes éternelles des formes de l’expression humaine avec le fond barbare (pour le déploiement d’une violence éminemment civilisée), fascination pour les bulles ou l’éclat du rien (cette scène émouvante d’un maître des bulles dans Youth, et on se souvient du célèbre feuilletoniste de la République de Weimar, Kracauer, qui avait cru jadis voir dans la fascination pour les bulles le signe d’une époque). Il y avait aussi un peu d’espoir, parfois, dans le renversement des valeurs, la réintroduction du polemos dans une culture devenue tant sclérosée que dangereuse.


De là à dire que Sorrentino soit un digne héritier de Nietzsche, il ne faut tout de même pas exagérer. Le goût de Sorrentino pour l’illustration des processus de décadence domine incontestablement les moments de création. Néanmoins, pour une meilleure pesée de ce qu’il y a à voir, entendre, penser – au risque que le dégoût instinctif de la critique soit justifié – nous demandons seulement de lever le voile de méconnaissance tiré par une partie de la critique française qui a fait du dégoût un instrument « critique », et du cinéma de Sorrentino une chimère hideuse que personne ne voit. Que le film soit bon ou mauvais nous semble franchement secondaire.


Sébastien Barbion (Vigilambule)


Publié, avec images, sous le titre : "La danse macabre de Sorrentino" sur Le Rayon Vert Cinéma, mars 2016.

RayonVertCinema
5
Écrit par

Créée

le 18 mars 2016

Critique lue 219 fois

RayonVertCinema

Écrit par

Critique lue 219 fois

D'autres avis sur Youth

Youth
Sergent_Pepper
4

Hospice power

De deux choses l’une : celui qui ne connait pas Sorrentino pourra, un temps, être ébloui par sa maîtrise formelle et y voir une voie d’accès à son univers ; celui qui en est familier y trouver une...

le 12 oct. 2015

98 j'aime

8

Youth
BrunePlatine
9

Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait...

Au vu des notes et des avis disparates qu'a recueilli la dernière oeuvre de mon cher Paolo depuis sa sélection à Cannes, j'avais hâte de me faire ma petite idée dessus. Nous y retrouvons les...

le 24 nov. 2015

53 j'aime

4

Youth
Krokodebil
1

La Grande Bruttezza

Je profite d'une ivresse momentanée et d'un week-end assez chargé pour dégobiller sur cet objet filmique détestable. Précision qui importe : j'aime assez "This must be the place", j'adore "La Grande...

le 13 sept. 2015

52 j'aime

11

Du même critique

Captain Fantastic
RayonVertCinema
2

Simulacre d’anticonformisme et autres contrefaçons

En plus de la rechercher tout au long du film en la posant comme seule mode de vie acceptable, Captain Fantastic ne fait au fond que reproduire la logique consumériste à laquelle la famille tente...

le 11 oct. 2016

10 j'aime

5

Les Fantômes d'Ismaël
RayonVertCinema
7

Récurrences et Hantises du Cinéma d'Arnaud Desplechin

Avertissement bienveillant au lecteur : que ceux que ledit "spoil" rebute ne lisent les lignes qui suivent qu'après avoir vu le film. "Le cinéma d’Arnaud Desplechin, aussi hétéroclite et hétérogène...

le 18 mai 2017

4 j'aime

6

Western
RayonVertCinema
8

Toute la Tendresse du Monde

Après onze ans de silence, Valeska Grisebach revient avec Western, présenté cette année au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard : un film aussi soigneusement construit qu’il est...

le 13 juin 2017

3 j'aime