La première fois que j'ai vu ce film suave, comme tout le monde, j'ai pensé à Only Lovers Left Alive, un peu, et je me suis ennuyée, un peu. Pourtant, il m'avait fait, déjà, un effet de fou, il me hantait, je n'ai cessé de vouloir le critiquer et je n'ai pas eu la force - alors j'ai voulu le revoir pour le critiquer. Je l'ai revu, sans but précis pourtant, mais je pressentais déjà le bonheur terrible que j'éprouverais à le revoir, et je savais que ma note allait augmenter, et voilà où on en est - deux points de plus, vlan.


Ce que ce film est beau. Photographie magnifique, évidemment, noir et blanc léché, mais aussi BO extrêmement bien choisie. Et puis j'ai un faible pour le contemplatif, depuis des années. Alors quand on assemble les trois, ça donne une des plus belles scènes de cinéma (que je trouvais un peu longue, que je trouve maintenant un peu courte... !) qu'il m'ait été donné de voir - la fille qui danse, austère, libre, livide et muette, beauté non-évidente et aussi inattendue qu'immobile, à quelques centimètres du nez du garçon beau comme un dieu ivre que déjà obsède cette fille insaisissable.


Et si ce n'était que ça ! Mais on est bien au-delà de la seule beauté formelle. Le film se veut original, c'est évident - qui penserait à une femme vampire iranienne voilée ? - mais pas simplement par défi ; car cette démarche a un sens, profond. En fonctionnant comme un symbole, cette fille non-nommée, qui porte toujours la même marinière basique et déconcertante, et qui arpente tel un fantôme éternel les rues de sa ville glauque sans jamais se faire prendre pour ses meurtres, est subversive aussi par les enjeux qu'elle incarne. Cette femme, en effet, est subversive politiquement, tout en demeurant dans le respect absolu de la morale.


Morale religieuse, tout d'abord : elle ne sort qu'avec son chador (qui est plus qu'un hijab, c'est-à-dire plus que ce qu'impose la loi islamique iranienne, bien qu'elle le laisse ouvert sur la marinière), dissimulée entièrement dans ce voile qui devient finalement une arme pour perpétrer ses appétits sanguins dans la plus grande discrétion. La pudeur est préservée, jusque dans le comportement sobre de la jeune femme, qui n'agit bizarrement en public qu'avec une ambiguïté aussi effrayante/imperturbable qu'irrépréhensible.


Et puis morale tout court : bien que la fille tue, elle ne tue que des individus qui sont, eux, moralement répréhensibles. Bien sûr, si cette interprétation de la justice est contestable, elle donne au pire un alibi à celle qui doit tuer pour survivre, et au mieux un éclat héroïque. Justicière de l'ombre, qui ne tire aucune gloire d'un acte aussi trivial que celui de se nourrir, elle prend pour cible les solitaires dangereux, les solitaires perdus, les solitaires qui ont mal tourné et qui n'ont plus rien à sauver. Elle ne tue pas aveuglément - il est très invraisemblable qu'elle finisse par bouffer son bellâtre, non pas tant qu'elle l'aime (du moins, on n'en sait rien), mais plutôt qu'il n'a pas à être puni et qu'il est innocent comme un ange et intègre. Notons aussi, et ce n'est pas un détail, que la fille ne mord la gorge que des hommes - et le personnage de la prostituée qu'elle "sauve" est une preuve flagrante que ce n'est pas un hasard. Un film féministe, alors, où le vampire défend la cause des femmes ? Peut-être, qui sait. Dans une certaine mesure, est opéré ainsi un renversement des rôles traditionnels. La femme vampire n'est pas une femme fatale aussi dangereuse qu'attirante (elle est certes attirante, mais elle n'a rien d'une femme fatale, et elle ne correspond en aucun cas aux stéréotypes de la féminité), mais une figure mystérieuse, puissante, inaccessible - je ne dirais pas masculine, ce serait exagéré, mais au moins une figure dé-genrée... Un peu comme les hommes dans la plupart des films grand public, finalement : les hommes sont d'authentiques personnages (pas seulement des brutes viriles) tandis que les femmes sont des faire-valoir (tout comme les noirs ont des rôles de noirs, les vieux des rôles de vieux, etc. Il n'y a que les hommes blancs jeunes et beaux pour être de vraies personnes et non des catégories, ironiquement). Ainsi, avec toute sa froideur et toute sa vampirité, je trouve l'héroïne bien plus humaine que les autres personnages. Bien plus habitée, bien plus infiniment crédible quand elle danse après avoir posé son vinyle de musique tellement moins dark que ce que son personnage pourrait laisser penser. Bref, à mon sens, c'est à la fois un symbole et un être humain : c'est ce qui fait la complexité, l'intérêt, et la crédibilité du personnage. A l'inverse, si la gueule d'ange qui la kiffe est touchante, elle est aussi innocente, donc, bien foutue, mainstream (on notera aussi qu'il est d'extraction sociale basse, et qu'il travaille au service d'une femme, donc aucune supériorité symbolique vis-à-vis de la gent féminine) - et notre jeune homme est donc beaucoup plus lisse que sa conquête buveuse de sang, et pas seulement parce que cette dernière boit du sang.
(Du moins, conquête, on le suppose, car la relation de ces deux-là est aussi limpide qu'esquissée, de manière très élégante. Le silence, dans ce film, joue un rôle fascinant. Tout comme la fin du film fait apercevoir avec une grande finesse la prise de conscience obscure et inéluctable par le garçon de la réalité sanguinaire de la fille - et la manière dont il semble surmonter l'information. Peut-être le début d'une des plus belles histoires d'amour qui soient.)


Bien entendu quand je parle de morale, je ne dis pas que cette morale est une morale juste ; je dis que cette morale est cohérente. D'ailleurs, la fille le dit à Arash (notre homme) : il ne sait pas ce qu'elle a fait - sous-entendu, des choses terribles. En confessant cela, malgré son impénétrable rigueur, elle ressemble encore un peu plus à un être humain. Où est le bien, où est le mal ? Quand sa voix se déforme et devient monstrueuse et qu'elle menace un enfant (dont l'acteur est très mauvais, soit dit en passant), on dirait le diable qui dévoile sa vraie apparence. Mais cet enfant est un peu bizarre (peut-être sait-elle qu'il va mal tourner, lui aussi ?), et quand elle fait du skate, qu'elle danse sur du rock, qu'elle porte des marinières, et qu'elle tue avec classe et détermination un dealeur malhonnête beauf aux tatouages dégueulasses, c'est un peu trop cool pour être juste mal. On soulignera d'ailleurs l'humour certain de la réalisatrice dans cette représentation du beauf - l'aspect comique, bien que secondaire et surtout introductif, ajoute un peu au sel de ce film merveilleux.


Subversion, donc, avec le vernis des convenances : à aucun moment la religion n'est évoquée dans ce film, mais elle est à demi-mot mise en cause dans cette redéfinition de la fonction du voile, et peut-être aussi dans cette critique de la soumission sociale des femmes aux hommes (il n'y a qu'à voir comment le beauf prend la fille pour une prostituée au tout début du film...). Et subversion dans cette discrète inversion des rapports de forces, qui évite soigneusement les clichés, que permet le personnage de la fille. Subversion encore dans ce questionnement du concept même de la morale, qui reste sans réponse franche, puisqu'en toute honnêteté, la fille est autant une meurtrière qu'une icône aux allures de sainte - peut-être qu'en plein jour, son voile serait d'un blanc virginal ? N'oublions pas que les morales de l'Ancien Testament sont sanguinolentes comme celle de notre héroïne.


C'est pourquoi, sous le concept trop hipster du film de vampires moderne, revisité, décalé, j'ai vu un film magistral, d'une beauté à couper le souffle, où rien n'est laissé au hasard, où au contraire tout fourmille de sens et de subtilité. Vous pardonnerez j'espère mon engouement qui altère probablement mon objectivité, mes grands mots, et mon féminisme qui me trahit ! Il faut bien ça, pour un film fétiche.

Eggdoll
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le 22 févr. 2017

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Eggdoll

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