La terre, le fils, et le mal de l’esprit

J’ai mis beaucoup de temps à écrire cette critique. La raison est que mon paternel a co-écrit Au nom de la terre et que je ne sais pas trop comment l’aborder. Mon avis devient-il de fait plus pertinent ou plus biaisé ? Peut-être un peu des deux, mais dans ce cas précis plus probablement aucun. Je connaissais bien sûr l’histoire du film et de sa production, mais ne le suivais pas spécialement de près et je n’avais pas lu le scénario. Je l’ai donc découvert comme tout le monde, ou presque.


Au nom de la terre (2019), raconte l’histoire de Pierre (Guillaume Canet), paysan de son état, et de sa famille, dans les années 90. Il s’agit en réalité de l’histoire de la famille et du père du réalisateur, Edouard Bergeron, les nécessaires ajustements avec la réalité étant minimes. Edouard y apparaît donc « lui-même », joué par le très talentueux Anthony Bajon.


Toute l’histoire tourne autour de la l’industrialisation quasi forcée du métier de paysan entre les années 70 et 90, toutes les dérives et la souffrance qu’elle a engendrée. À l’heure où la prise de conscience de ce que l’on retrouve dans nos assiettes se heurte à tout le système des géants de l’agroalimentaire (pesticides, élevage de batterie, additifs, OGM et j’en passe), à l’heure où les paysans manifestent et bloquent des autoroutes, le film apporte une lumière bienvenue sur ce corps de métier pris entre le marteau et l’enclume. Pour autant, Au nom de la terre n’est pas directement militant ou moralisateur. Il est juste nécessaire.


Pour moi, l’autre thème d’Au nom de la terre est la relation père-fils. En particulier, le film montre à quelle point elles sont délicates quand les époques changent. Jacques (Rufus) veut que Pierre suive exactement ses pas, quant à l’inverse Pierre souhaite que son fils fasse autre chose. Sauf qu’évidemment, ce sont les fils qui se choisissent leurs vies. Cette asymétrie est très intéressante.


Sinon, que dire sur le film lui-même ? Les acteurs sont excellents, Canet, qui vient aussi du milieu paysan, est très investi dans ce rôle qui s’éloigne complètement des canons du jeune premier —cette coiffure...—, Bajon est une révélation, Rufus est au top. Parfois, des traces d’accents flamands chez Veerle Baetens m’ont dérangés mais je chipote.
La réalisation d’Edouard est fonctionnelle, ça reste un premier film, mais je lui trouve un certain talent quand il s’agit de filmer des paysages, en plan larges fixes bien composés. Il aime la terre et ça se ressent.
Quant au scénario, il est délicat de critiquer des histoires vraies. Mais finalement, le meilleur marqueur de la réussite de cette transposition est que je n’ai pas regardé ma montre du film, contrairement même à l’excellent Parasite (2019). Enfin si, quand Pierre revient de la clinique j’ai commencé à me demander où le film voulait nous emmener, mais il s’agissait des 10 dernières minutes.


La fin, parlons-en, justement. Un vrai coup de poing, certains la diront déprimante (c’est vrai, mais le film montre la réalité du milieu), d’autres la trouveront tire-larme (c’est faux, le film montre la réalité du milieu). En tout cas, elle ne laissera personne indifférent, ce qui signe là probablement la plus grande réussite du film. Mieux vaut quand même être un peu solide avant d’aller en salle.


Enfin, la sortie en salles d’Au nom de la terre aura été le témoin de deux phénomènes diamétralement opposés : une affluence extraordinaire en province et un désintérêt parisien. La triste preuve d’un fossé énorme. En tout cas, la balance pour le film est très positive, il a déjà dépassé les 1,3 millions d’entrées, bien au delà des espérances des producteurs. Et une bonne nouvelle pour le cinéma français, Au nom de la terre ayant écrasé Rambo first blood, lors de leur sortie le même jour.


Bref, Édouard Bergeron a réussi le tour de force de réaliser un premier film à la fois très personnel et crucialement d’actualité. À voir, bien sûr, si vous habitez en province, mais peut-être encore plus si vous êtes sur Paris.

Bastral
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le 23 oct. 2019

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