Puisque le film noir est une production purement hollywoodienne, il semble logique, voire légitime, de le voir un jour prendre sa propre industrie pour sujet. Après s’être frotté au genre dans les règles de l’art avec Assurance sur la mort, Wilder s’inspire de ses propres observations, en tant que résident des grandes villas de Los Angeles, sur les gloires passées de l’époque révolue du muet.


En résulte un film profondément réflexif, et dont l’amertume habituellement dévolue à la corruption ou au monde du crime se reporte sur un système qui accepte, pour une fois, de se regarder dans un miroir. Le cynisme est constant, notamment dans la figure du protagoniste, scénariste conscient de sa médiocrité, et qui égratigne à plusieurs reprises sa profession qui rivalise aisément avec le milieu ultra égotique des acteurs.


Hollywood est une machine éphémère qui avale, digère et broie tout sur son passage, laissant dans son sillage quelques billets de banque et des étincelles étiolées. L’ironie à voir ses propres représentants mettre en lumière cette vérité blafarde n’est pas sans saveur : John F. Seitz, à la photo, soigne ses noirs pour un conte presque gothique (la demeure de Desmond est d’ailleurs comparée par le narrateur à celle des Grandes Espérances de Lean) où les grands du passé jouent leur propre rôle (Cecil B. DeMille, ou le pauvre Buster Keaton, qui, totalement oublié alors, se contente d’une unique et radicale réplique, « Pass ») ou l’équivalent, à travers la figure très ressemblante à son propre parcours qu’incarne Von Stroheim : un réalisateur ayant eu son heure de gloire le temps du muet, et désormais contraint à un déclassement : comédien ou serviteur attitré de madame, la frontière est poreuse.


Le récit, par endroits, souffre de sur-explicitations : dans le recours trop fréquent à la voix off, dans les sarcasmes du personnage principal et le jeu outré de Desmond qui, certes, reprend l’expressionnisme théâtral en vigueur aux origines du cinéma. Mais cette verbalisation est compensée le plus souvent par une esthétique et une atmosphère parfaitement rendues.
Car la vivacité noire du film provient surtout de son esthétique, et de la façon dont les manquements des personnages contribuent à une fable amère sur la condition humaine. Sunset Boulevard est une veillée funèbre durant laquelle les masques tombent, retournant comme un gant toute la richesse du glamour, de la célébrité ou de l’opulence pour en faire des galeries effrayantes et spectrales. De la superbe première image voyant flotter un cadavre qui va se permettre l’outrecuidance de relater les faits depuis l’au-delà à un come-back en forme d’adieu, en passant par l’enterrement grotesque d’un singe, le film ne parle que de la mort, et des pactes absurdes que l’être humain est capable d’envisager pour tenter d’en retarder l’échéance.


Alors que les personnes sont de piètes comédiens, qui s’acharnent tous à croire à leurs propres mystifications, la survie semble passer par un art consommé de la mise en scène. Sur cette thématique, c’est le lien entre le serviteur et sa maîtresse qui est de loin le plus fertile. La superbe image qui voit Mayerling jouer de l’orgue au premier plan, dans cette vaste pièce en forme de scène théâtrale dans laquelle se déplace Holden, le nouveau pantin, donne bien des clés de lecture : survivre, c’est scénariser et jouer. Les lettres d’admirateurs, la projection des films d’antan comme permanence du souvenir, et jusqu’à cette mythique descente d’escalier montre avec une ironie mordante la fonction première du récit : braver notre rapport à l’insignifiance et l’éphémère de notre trajectoire.


La boucle est bouclée : en voulant écorcher les propensions du cinéma à générer une mythologie qui s’affranchirait du temps, Wilder, Swanson et von Stroheim accèdent à une forme d’immortalité… Et tissent des liens avec la postérité, l’agent du FBI Gordon Cole ayant par la suite trouvé une carrière prolifique et retentissante dans Twin Peaks, sous le regard cinéphile de David Lynch.


Genèse du film, anecdotes de tournages et analyses : https://youtu.be/lRdDq6h0dWU

Créée

le 8 janv. 2023

Critique lue 1.2K fois

50 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

50
3

D'autres avis sur Boulevard du crépuscule

Boulevard du crépuscule
Docteur_Jivago
10

Le crépuscule Hollywoodien

C'est en 1950 que Billy Wilder met en scène Sunset Boulevard, nom tiré de la célèbre avenue de Los Angeles où l'on trouve les villas des stars hollywoodienne. Dès 1950, c'est pourtant un boulevard...

le 13 avr. 2014

69 j'aime

16

Boulevard du crépuscule
DjeeVanCleef
10

La voix de l'oubli

Juste pour dire... Le conte macabre de Billy Wilder exerce sur moi une fascination quasi masturbatoire. Il me tend, il m'habite, j'en suis tout secoué rien que d'y penser. Et quand je le vois, Dieu...

le 16 janv. 2017

59 j'aime

17

Boulevard du crépuscule
palouka
10

"Une femme pardonne tout, excepté qu'on ne veuille pas d'elle"

Joe Gillis, scénariste raté aux abois, atterrit chez Norma Desmond, alors qu'il est poursuivi par des créanciers. Lorsqu'il pénètre pour la première fois dans la demeure de celle-ci, il songe au...

le 6 août 2011

53 j'aime

5

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53