À une époque comme la nôtre où le politiquement correct prospère, où l’on se fait moralisateur ou inquisiteur à l’égard du passé, où l’on tend à réécrire “l’histoire” en s’octroyant toujours le bon rôle, la démarche artistique d’un cinéaste comme Andreï Kontchalovski a tout du geste salvateur. Notre vaillant octogénaire, en effet, s’emploie à terminer son œuvre par ce qui ressemble à une véritable éducation du regard : regarder le monde, c’est voir que personne n’est totalement “mauvais” (Paradis, 2016) ou “bon” (Michel-Ange, 2019), c’est discerner la complexité et l’ambivalence des êtres qui le font. Avec Chers Camarades !, film au titre ironique s’il en est, il reprend le noir et blanc de Paradis afin de nous faire percevoir l’Homme en mille nuances de gris, loin des clichés simplistes et des faciles jugements partisans.


Une démarche parfaitement explicitée dès les premières minutes, avec cette séquence au cours de laquelle virevoltent clichés politiques et cinématographiques : la caméra introduit une imagerie qui tient autant à l’idéal soviétique (la famille, la vie en communauté) qu’à la romance vantée par les films des années 60 (un couple, une photographie soignée, une musique exaltante). Une imagerie idyllique qui se dissout rapidement, l’absence d’union, de chaleur et de tendresse laissant poindre un désenchantement qui sera progressivement celui de l’héroïne durant le récit. Lioudmila Siomina ne pourrait être qu’un énième archétype, uniquement positif ou négatif, au service d’un film foncièrement manichéen. Finalement, il n’en sera rien, Kontchalovski usant à merveille de l’art du contre-pied pour faire émerger les ambivalences, les faiblesses et donc l’humanité que l’on croyait véritablement disparue.


C'est grâce à son formalisme qu’il y parvient, guidant notamment notre regard au-delà de la mythologie révolutionnaire traditionnelle. Durant la première partie, le tableau qui nous est fait se veut avant tout caustique, mettant en exergue les absurdités et les hypocrisies qui hantent l’appareil politique soviétique : on s’étonne de la tenue d’une grève en terre socialiste, on s’agite pour faire taire les problèmes plutôt que de les résoudre... mais c’est surtout la mise en images qui se fait cinglante en opposant le symbole de l’utopie (la chienne qui nourrit ses chiots, les chants patriotiques...) à un réalisme pourvoyeur de mort (la répression, les cris des manifestants...) : le symbolisme est puissant ! En évitant le piège du tout explicatif, Kontchalovski s’en remet à l’éloquence de l’image pour nous dire toute la monstruosité d’un système qui privilégie les apparences à ses propres concitoyens : on lave le sang à coups de jets d’eau, on apaise les esprits à grands renforts de festivité, on maintient ce qui reste de l'Ideal communiste par le culte du secret et de la dissimulation. On ne montre rien, on dissimule tout, surtout ses fautes, ses failles et l’humain qui va avec.


Il faudra attendre la seconde partie du film pour le voir enfin, après que le massacre des grévistes de Novotcherkassk ne fasse vaciller les postures hypocrites : comment croire à ce pouvoir communiste qui considère le peuple comme un danger à abattre ou à faire taire ? Mais, comme le dira l’héroïne : "Si on ne peut plus croire au communisme, alors il nous reste quoi ? " Chers camarades ! prend alors un nouveau virage, délaissant la verve ironique pour la nuance, faisant ainsi dérailler un récit où les rôles semblaient prévisibles : Liouda s’émancipe progressivement du cliché de l’apparatchik sans cœur pour se révéler être aussi une mère, un être sensible et imparfait qui nous ressemble...


Mélodramatique et parfois trop théâtral (avec la prestation de Ioulia Vyssotskaïa), le film brille par sa capacité à saisir le tiraillement de l’identité russe : en se réappropriant l’esthétisme des grands drames de la période du dégel (Quand passent les cigognes, La ballade du soldat), Chers camarades ! porte finalement un regard bienveillant à l’égard de ses personnages, désignés comme étant également victimes d’un système oppressant. Le format 1/33 reflète d’ailleurs parfaitement le carcan étroit dans lequel ils évoluent ; quant au noir et blanc, il donne une représentation graphique au cheminement intime qui les attend : entre gris clair et gris foncé, entre croyance en l’homme et croyance au système, ils avancent comme ils peuvent, sortent du manichéisme annoncé et cherchent une raison de garder la foi : comme une lumière qui surgit de la nuit, ou un espoir qui fleurit sur une terre où sommeillent certaines vérités enfouies....

Procol-Harum
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le 2 sept. 2021

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