Revoir à plusieurs reprises le sixième film des sœurs Wachowski durant dix longues années aura été une souffrance des plus agréables. User de l'oxymore pour décrire une sensation très personnelle de l'échec du plaisir résume assez bien ce que peut ressentir le cinéphile frustré de voir lui échapper l'objet de ses convoitises. Pourtant, Cloud Atlas aura ouvert son cœur à un nombre croissant de spectateurs tout en refermant la porte aux pragmatiques. Appartenir à la seconde catégorie n'a pour ainsi dire aucune incidence surtout au siècle de la communication où les réseaux sociaux tirent irrémédiablement vers le bas toutes tentatives de s'extraire du moule "Tayloriste". Pour ceux qui ne visent que leur plaisir sans tenir compte du tweet vindicatif, Cloud Atlas s'avère être un pic à gravir. Dans cette mesure, la quatrième tentative de visionnage fut la bonne. Dans certains cas, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de certaines œuvres. Que cette expérience rare ne serve pas de jurisprudence puisque nombre de films tout aussi opaques et complexes n'ont eu de destin similaire.


Des chemins cinéphiles empruntés, chacun aura eu son mot à dire sur la filmographie des Wachowski. À l'heure où Matrix Resurrections détrône Jupiter Ascending dans la zone de détestation qui lui-même venait réclamer sa place de leader du nanar à Cloud Atlas qui jouait des coudes avec Speed Racer qui... Une symphonie sans fin jouée ad libitum par le public sans connaitre réellement la teneur de chaque film des autrices. Trop personnels, trop ancrés socialement, philosophiquement ou trop avant-gardiste, les films des soeurs sont piétinés avant de se voir ressortir du mausolée dans lequel on les avait enfermés. Mais que cela n'égratigne pas la foi du cinéphile, ni sa fierté, "l'effet Wachowski" est une donnée essentielle dans le précipité "cinématochimique". Preuve en est du dernier Matrix dont la soeur ainée avait presque prédit l'échec au regard de ses innombrables pistes de lecture et de ses thématiques réflexives. Reloaded et Revolutions, autrefois conspués jusqu'à l'écoeurement sont ramenés sur le devant de la scène (le temps fait son oeuvre) mais le dernier opus sera bel et bien détesté, c'est promis, juré, craché. Jusqu'au prochain... Resurrections est donc un sequel, certes, mais avant tout un projet de CINÉMA. L'Univers des duettistes ne vous plait pas aujourd'hui ? À l'instar de Neo, il y a de fortes chances pour que demain vous traversiez le miroir afin de l'effleurer du bout des doigts.


Cloud Atlas, oeuvre (de moins en moins) clivante prend ainsi toute la mesure du Cinéma des Wachowski. Il en occupe une place de choix en se glissant comme intermédiaire entre la période contestataire et ludique de la fratrie; celle de Bound, de la trilogie Matrix et de Speed Racer et le revirement "Peace" instauré par Jupiter Ascending, Sense8 et Resurrections. Six segments dont trois dirigés par les soeurs et trois autres par l'éternel camarade Tom Tykwer instigateur du projet XXL. Après visionnage, le plan d'ensemble n'aura échappé à personne : L'idée du hasard, des coïncidences et des influences de personnages sur les futures descendances dessinent petit à petit une frise temporelle dont la fonction est celle de l'emboitement des segments à la manière d'une poupée Gigogne. Cloud Atlas tente à sa manière de réinventer la roue. L'entrelacement des différents sketches et le tempo du montage situés sur six timelines différentes n'ont d'équivalent que le classique de Griffith, le tout puissant Intolérance.


La lecture de Cloud Atlas à travers Intolérance est à retrouver ici https://www.senscritique.com/film/Intolerance/critique/170924631


D'une certaine manière, retrouver l'essence d'un géant du muet permet à Cloud Atlas de mettre le cinéphile le plus exigeant dans sa poche. Le film, réalisé à six mains, donne l'occasion aux Wachowski de prolonger leur veine science fictionnelle en proposant un concept visuel opposé à celui de Matrix : Une rébellion à ciel ouvert. Il n'en demeure pas moins que les grandes lignes du récit trouvent des similitudes parfaites avec le hit des réalisatrices. Une élue, Sonmi - Doona Bae - et un soldat protecteur Hae-Joo Chang - Jim Sturgess - dans une Corée peu à peu engloutie par les eaux et tenue politiquement par une organisation. L'issue du sketch a autant d'impact que sa répercussion sur le segment suivant situé dans un futur post-apocalyptique contant les mésaventures tragiques de Zachry - Tom Hanks - À l'autre extrémité de la frise chronologique, Lilly et Lana Wachowski s'offrent leur premier film en costumes sur le sujet délicat de l'esclavagisme vu au travers de l'expérience d'un juriste.


Moins enclin aux gigantismes des décors, Tykwer accorde son savoir faire à la création par le biais de l'aventure de Robert Frobisher - Ben Wishaw - compositeur homosexuel se disputant la possession d'une partition avec le célèbre musicien Vyvyan Ayrs - Jim Broadbent - suite à une méprise d'ordre amoureux. Un sujet anthitéque mais néanmoins habilement relié à celui mettant en scene Halle Berry dans le rôle d'une journaliste enquêtant sur un problème de sécurité d'une nouvelle centrale nucléaire. Seule soupape de respiration sur 2H55 de métrage, "L'aventure de Thimoty Cavendish" propose l'histoire d'un éditeur dont les frasques le conduiront à être enfermé dans une maison de retraite.


Multiplication des décors, des personnages, techniciens et scénaristes identiques (le chef opérateur John Toll, le metteur en scène Allemand Tom Tykwer, l'écrivain David Mitchell) le projet Cloud Atlas partage nombre de points communs avec la série Sense8. Que l'on parle de liens à travers le temps et l'espace, les deux oeuvres construisent une chaine invisible qui lie chaque être humain à son semblable. De leurs actions découlent l'avenir de l'homme, des hautes instances jusqu'aux classes populaires. Si Sense8 dévoile une oeuvre à hauteur d'homme, Cloud Atlas pousse plus loin la force d'un concept héritée d'une thématique qui a embrassée l'oeuvre des soeurs à maintes reprises : L'hybridation. Ici, il y est encore question du corps non plus dans l'idée d'une richesse génétique soumise au métissage mais à la filiation de l'être dans le temps. En dehors de l'exercice de style consistant à faire jouer plusieurs rôles à un même comédien, Cloud Atlas renvoie le principe d'atavisme d'une génération à l'autre. Zachri interprété par Hanks entretient-il un lien de parenté avec le mielleux Docteur Goose ? Les deux personnages partageant des traits n'ont psychologiquement rien en commun. Une ordure peut engendrer une âme pure au travers de sa lignée un millénaire plus tard. Il s'agit d'une vie, d'un destin et de ce que l'on peut en faire malgré son héritage génétique. Le métrage de Tykwer et des Wachowski cache en son sein le projet d'un film généalogique. Une oeuvre somme.

Star-Lord09
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le 20 janv. 2022

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