La tentation de l'inexistence, le sens de l'amitié, le pourquoi de l'amour, la vanité de la parole, la reconnaissance de l'autre et par l'autre : il y a peut-être tout dans ce film, mais il n'y a pas de tout. Car Desplechin est un cinéaste, qui pense ses personnages, qui pense le monde et le regarde à la fois comme un monde, et comme une idée. Au final, voilà le meilleur film d'Arnaud Desplechin, le plus digressif, le plus sombre et violent. La haine et la tristesse se disent ici avec des mots terribles et beaux - mais ce qui compte, c'est qu'enfin ils se disent. Le film est hanté par cette urgence là : se poser, discuter, dire tout et son contraire, et toujours, alors, cette idée du monde. Comment je me suis disputé... est un film à la fois évident et mystérieux. Parce que tout se dit trop, tout devient mystère. Le mystère de cette parole trop abondante, de cette manière de se jeter toujours aux mots et aux phrases, sans recul. Angoissante est l'absence du silence, du vide, du balbutiement - jamais ces gens ne donnent l'impression de perdre le contrôle, alors qu'autour d'eux, tout fout le camps. Les mystères les dépassent, ils feignent de les organiser - et cette feinte mène toujours vers la piste de l'angoisse, l'inquiétude de l'inquiétude, au balbutiement de son surgissement. Il y a la trop grand-maîtrise et l'angoisse de perdre le fil, que la mise en scène signe en cassant l'écrin romanesque. La musique qui enfle lors du jogging de Paul, la maladie d'hiver qui fait trembler, les veillées tard la nuit à préparer un concours dont tout le monde se fout : quelque chose palpite sous ces jeunes gens qui parlent trop bien, sous ces cadres trop agencés. Quelque chose de sale, de dégueulasse, quelque chose de la pâte humaine qui prend le temps de se déverser avec une trop douce politesse de la violence. Des images - l'Autre, l'ennemi, pendu à un palmier ; un singe mort sous un radiateur ; du sang sur les doigts du rival. Et il y a, au bout, cette question : exister, exister comment, exister pourquoi. Le film n'est pas une preuve que cette existence a eu lieu. Il est au contraire une incarnation du doute, plongée totale, labyrinthique, épuisante, dans l'errance inquiète qu'il expose. C'est intelligent comme du Godard, ample comme du Truffaut, âpre et contradictoire comme du Eustache. Quand Emmanuelle lance "Tu es chiant" à un Paul nu au-dessus d'elle, c'est le "Je vous aime, vous me dégouttez" de Françoise Lebrun dans La Maman et la putain qu'on entend. Mais c'est surtout du Desplechin, tout le temps, à chaque plan - on sent son cœur qui bat, on le voit écrire, clope à la main, de la haine et du sentiment. On s'attire, on se hait, on couche ensemble, on se crache à la gueule - il y a des dizaines d'histoires parallèles, nouées, tressées. On y voit des femmes que les hommes ne peuvent pas comprendre, des femmes qui hésitent à exister face à eux - et qui se réveillent, comme Esther, comme lors de cette longue séquence magnifique dans la dernière heure ou le film ne cesse de revenir vers elle (sa peau, ses genoux, ses menstruations). La figure du film, c'est l'Autre, et ce qu'il faut lui laisser comme place dans nos vies. Peut-être que c'est le plus beau film au monde réalisé sur l'amitié. De ce fait, l'histoire de l'amitié avorté entre Paul Dédalus et son collègue pédant et méprisant Frédéric Rabier éclaire totalement le film. Peut-être qu'au bout de toutes ces histoires, le film ne parlait que de cette guerre dégueulasse et absurde entre Paul et Rabier - l'amitié déçue, l'amitié trahie, l'amitié regrettée. Vraie amitié peut-être, le seul amour sans tricherie, où tout le monde est égal sans se considérer comme tels, où tout le monde s'admire et se dédaigne - où l'on veut tuer l'autre pour exister à sa place comme dans un crime passionnel. Histoire de coups-bas, de mépris. Histoire d'une haine tenace, à distance - qui contamine tous les autres de sa flamboyance. Se construire, se reconnaître, dure tâche qui se fait aussi dans le sang, le mensonge, le jeu et, toujours, l'importance fondamentale de se haïr pour exister. L'Autre, c'est cette figure du conflit, qu'on veut tordre à outrance, à qui on ne cesse de demander des comptes sans n'accepter aucune leçon, celle qu'on désire et qu'on repousse d'un même geste. Et on veut que les choses se disent, s'avouent, s'épanchent, pour qu'elles fassent du mal et pour finir du bien. Le film parle de ça, le film le dit : J'ai aimé Rabier, nous dit Paul, et puis je l'ai haï, nous nous haïssons et il faut que je cela soit dit. Et je me demande pourquoi un jour je l'ai aimé, si je suis sûr de savoir pourquoi aujourd'hui je le hais : parce que c'était lui, parce que c'était moi.

B-Lyndon
10
Écrit par

Créée

le 13 févr. 2016

Critique lue 1.6K fois

23 j'aime

14 commentaires

B-Lyndon

Écrit par

Critique lue 1.6K fois

23
14

D'autres avis sur Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle)

Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle)
Garcia
9

Critique de Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) par Garcia

Vraiment Comment je me suis disputé... est un film intelligent, fin et original. Certains aspects peuvent rebuter : les dialogues très écrits proches du théatre, la durée du film (3h quand même !) et...

le 23 nov. 2010

16 j'aime

10

Du même critique

The Grand Budapest Hotel
B-Lyndon
4

La vie à coté.

Dès le début, on sait que l'on aura affaire à un film qui en impose esthétiquement, tant tout ce qui se trouve dans le cadre semble directement sorti du cerveau de Wes Anderson, pensé et mis en forme...

le 3 mars 2014

90 j'aime

11

Cléo de 5 à 7
B-Lyndon
10

Marcher dans Paris

Dans l'un des plus beaux moments du film, Cléo est adossée au piano, Michel Legrand joue un air magnifique et la caméra s'approche d'elle. Elle chante, ses larmes coulent, la caméra se resserre sur...

le 23 oct. 2013

79 j'aime

7

A Touch of Sin
B-Lyndon
5

A Body on the Floor

Bon, c'est un très bon film, vraiment, mais absolument pas pour les raisons que la presse semble tant se régaler à louer depuis sa sortie. On vend le film comme "tarantinesque", comme "un pamphlet...

le 14 déc. 2013

78 j'aime

44