Le film s'ouvre sur des toiles abstraites, accompagnées d’un tendre thème musical instrumental, nous amenant à profiter d'une ouverture empreinte de douceur, puisque dure sera la chute.
Le point de départ de l’écriture des trois films constituant la trilogie Cœur d'or débute, selon les dires de von Trier, du personnage féminin. Puisque le deuxième opus, Les Idiots, se démarque des deux autres sur la forme, seul le premier, Breaking the Waves, est enclin à rivaliser avec l'aura tragédien de Dancer in the Dark. En se démarquant des principes du Dogme95, le cinéaste danois livre un drame musical en trois actes distincts, dans lequel l'accent est placé sur les sentiments, plus que sur la vraisemblance.
Dans quelle mesure le film de Lars von Trier détruit le mythe de la comédie musicale cinématographique, afin de mieux l'approprier à la tragédie classique ? Dans étudierons dans un premier temps le contournement des codes du film musical, avant de nous intéresser davantage à la démarche par laquelle, en parallèle, von Trier s’écarte des principes de son propre dogme.


Cette comédie musicale, atypique dans sa structure, est plus que jamais marquée de l'empreinte von Trierienne. La force-vive de Dancer in the Dark est un thème récurrent au sein de l'œuvre de Lars von Trier : le sacrifice. Le déchirant Breaking the Waves était déjà empreint d'un mysticisme notoire, que nous retrouvons ici, surtout dans les scènes carcérales, durant lesquelles le film atteint des sommets d'intensité n'étant pas sans rappeler La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer ou Les Feux de la rampe de Chaplin.
Pour renouer avec la tradition des comédies musicales américaines des années 60, « LVT » a choisi de situer le film à cette époque et non à l'âge d’or des années 50. Il le marque d’une frontale opposition entre un pays de l'est (représenté par le personnage de Selma) aux EU (représenté par les autres, ainsi que par le cadre spatial) ; un processus favorable à un sous-texte social percutant, rappelant l'époque de comédies musicales indépendantes telles que Stormy Weather (1943), d’Andrew L. Stone, durant laquelle on commandait des films pour des ethnies particulières.


Par les moyens du cinéma et du théâtre, le thème de l'étranger est suggéré notamment dans la scène du procès : un élément qu'on associe d'habitude aux Etats-Unis et au cinéma américain, un thème classique. Le personnage, émigré tchécoslovaque, s'évade ainsi par le biais de quelque chose de plus universel (le danse et le chant).


Par exemple, au cours de ladite scène du verdict, qui survient suite à un événement des plus désastreux, provoqué par un voisin profiteur ayant mis en l'air son projet, notre héroïne entend défiler les témoignages. Elle n'a alors qu'à peine le droit à la parole, et sa vue diminue à un rythme fulgurant. Mais alors que ce procès amorce pour elle un avenir des plus indésirables, pourquoi ne pas lui faire dire ce qu'elle a à dire en chantant ? Distraite par les coups de crayon donnés par des dessinateurs d'audience (un air rebondit donc sur un autre art), Selma recouvre la vue, se lève, exécute quelques pas de danse sur la table à proximité, et s'adresse de vive voix à ceux qui sont en train de dicter son destin. Elle rêve ; le changement de filtre nous le fait savoir. Devant elle, Oldrich Novy (interprété par Joel Grey), présent au procès, le comédien source de ses moindres conforts, qu’elle a essayé de faire passer pour son père afin de cacher la vérité à son fils. Ils s'ignorent en fait dans la vraie vie, ils sont familiers en rêve. Une grande illusion – titre plus qu'approprié – qui n'a de cesse d'émouvoir.


Fait intéressant quant à la fraîcheur apportée à la comédie musicale, c'est l'ajout d'un outil mélodramatique ingénieux, la cécité. Nulle part l'instant où Selma devient complètement aveugle n'est signalé ; cette transparente témoigne de l'indifférence avec laquelle la jeune femme progresse dans son statut de victime d'un destin tragique sans échappatoire.


En termes de chorégraphies, on peut souligner l'usage quasi-permanent du stomp, genre investissant la musicalité qui dégage du bruit. Un parti-pris rarement vu dans la comédie musicale, appuyant sur la volonté du cinéaste à montrer des « choses horribles » dans un genre qui n'en montre généralement pas. Selon le témoignage du cinéaste :



« […] l'atmosphère dense et des sentiments
que j’ai voulu évoquer et qui sont
généralement rejetés dans
ce genre cinématographique ».



Tragédie et cinéma se complètent, l'intéressé saluant « ce préambule classique qui tient de l'opéra ».


Mais le film est aussi source d'influences multiples. Le film prend une structure de soap opera, ce qui fait qu’on retrouve des « conflits fondamentaux tels que la mort, l'amour… », notamment dans sa première partie, celle où aucune chanson n'intervient, puisqu’elle se déroule essentiellement dans la caravane où sont logés Selma et son fils, les coulisses du théâtre de leur vie.
Au cours des séquences « réelles », von Trier tient la caméra lui-même : la dimension théâtrale s’en trouve renforcée, laissant une place considérable aux scènes improvisées, laissant transparaître moments de franche violence verbale et échanges plus quelconques, dignes du music-hall.


Même d’un point de vue technique, Dancer in the Dark est d'une audace incommensurable. Lars von Trier a choisi de placer près de cent caméras au cours des séquences musicales, afin de « capter l'inattendu ». Ce sont les seules séquences sans improvisations, et paradoxalement, de par cette technique et la pluralité des ethnies représentées, les plus proches du théâtre et de sa pluralité de points de vue scénographiques. Lars von Trier prend aussi de la distance avec son propre Dogma95, il ne gardera que la photo naturaliste dans la plupart des scènes, et la caméra à l'épaule, très mobile, et un montage très syncopé à plusieurs caméras.
Le tournage du film a été marqué par les tensions entre von Trier et Björk comme compositrice et interprète, « insolite et admirable, en particulier si on considère son manque d'expérience ». L'œuvre réinvestit nombre de pointures du milieu, comme si nous assistions à la fusion entre les grosses institutions de la comédie musicale. On note en premier lieu le parallèle permanent avec La Mélodie du bonheur, dans un premier temps la seule source de réconfort de l’héroïne aux côtés de sa troupe, dont elle finit par céder le rôle lui ayant été confié, comme pour fuir l’écueil de confondre sa personne et son personnage. Nous retrouvons également Catherine Deneuve, qui dans le genre musical en connaît un rayon grâce à Demy, Ozon et Honoré, excelle en second rôle féminin. Les aficionados de la première heure remarqueront le clin d'oeil opéré par la présence fugace lors du procès de Joel Grey, le maître de cérémonie dans Cabaret de Bob Fosse. La prestation de Peter Stormare, en amant déçu, est absolument bouleversante, notamment dans la séquence, dénuée de théâtralité, où il confesse à Selma, au parloir, les rêves sentimentaux à son égard qui ne s'accompliront jamais.


Enfin, le plus dur intervient : l'épilogue. Au cours des 107 pas la conduisant vers la mort, Selma ne peut que danser et chanter, encouragée par une gardienne confiante et la musicalité rudimentaire des bruits de ses pas. Elle appréhende la fin des comédies musicales, la fin de tout. Pour retarder l'heure de la boîte, elle entame une « avant-dernière » chanson, un biais pour communiquer une dernière fois avec le monde extérieur. Un bref passage de l'aveuglément vers la clairvoyance, brutalement interrompu par l'exécution que nous, spectateurs de la vie, ne sommes pas prêts d'oublier.


Une œuvre ambitieuse, dont l'entreprise étonne autant qu'elle bouleverse – fusionner les codes de la comédie musicale à la crudité du mélodrame classique. Le final, assez représentatif de la notion de théâtralité telle que le film l'entend, nous hante longtemps encore après un énième revisionnage. Un chef d'oeuvre, l'un des films les plus beaux de la décennie 2000.

Créée

le 18 juin 2022

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