La caméra part du ciel pour plonger en piqué vers un stade de foot, rempli de supporters. Le travelling, vertigineux, devient un plan rapproché, filmé à l'épaule, sur Benjamin, le personnage principal, à la recherche d'un suspect. On suit alors les déplacements du protagoniste et d'un collègue de travail, Pablo, à travers la foule en délire. Pablo repère le suspect, qui prend la fuite. La poursuite s'engage dans les gradins, puis dans les couloirs du stade. Un court arrêt dans des toilettes, où Pablo se fait agresser, et la course reprend, effrénée, pour se terminer au milieu du stade : le suspect, blessé, finit par s'effondrer dans le gazon, la matraque d'un vigile lui écrase la joue. Ce plan séquence, hallucinant de nervosité, d'une virtuosité technique à couper le souffle, donne un parfait aperçu des nombreuses qualités du film de Juan José Campanella, Dans ses yeux. Autour de ce morceau de bravoure central, véritable bijou de mise en scène, le film se déploie dans une généreuse diversité de tons et de genres. Polar efficace, histoire d'amour bouleversante de pudeur, comédie irrésistible, le film fait mouche sur tous les plans.

L'histoire donne une belle continuité à deux époques différentes. En 1974, Benjamin Exposito enquête sur le meurtre sauvage d'une jeune femme, Liliana, à Buenos Aires : le meurtrier est arrêté (difficilement), mais finit par être relâché par le gouvernement fraîchement installé. Vingt-cinq ans plus tard, Benjamin (incandescent Ricardo Darin) revit le cauchemar de cette sombre affaire en essayant d'en écrire le roman. Parfois trop bavard, parfois trop lent, Dans ses yeux parvient tout de même à susciter un intérêt constant, aménageant des zones d'ombres, de mystères, au sein de son récit, le rendant globalement palpitant sur toute sa durée (2h10). Le va-et-vient permanent entre les deux époques, sans transitions, installe une mélancolie, entretient une réelle angoisse du temps qui rend les personnages d'autant plus attachants. L'amour impossible entre Benjamin et sa patronne (sublime Soledad Villamil) finit par bouleverser, par son romantisme discret, pudique, mais touchant. Les scènes avec Pablo, son collègue de tribunal (hilarant Guillermo Francella), offrent de grands instants de comédie, où le rire finit momentanément par triompher de l'horreur, sans pour autant l'occulter, car c'est bien à une tragédie que l'on a affaire. Des personnages meurent, sans crier gare, le deuil est partout, la douleur des pertes rappelant celle d'un pays souffrant des agissements violents de ses dirigeants (José Lopez Rega et la constitution de groupes paramilitaires).

La question du traumatisme, au cœur du film, interroge avec rage le problème de l'auto-justice. La révélation finale, à glacer le sang, met en scène une alternative monstrueuse à l'inhumaine peine de mort. On constate alors avec effarement qu'il existe des solutions plus vicieuses encore que l'exécution. La barbarie des uns entraîne la haine destructrice des autres. Jusqu'où peut-on aller pour venger la mort scandaleuse d'un proche ? Le sort que réserve le mari de Liliana à son assassin est effrayant. Un supplice interminable de vingt-cinq ans... Une vision d'horreur à donner des cauchemars.

Malgré ses quelques longueurs et son bavardage parfois agaçants, Dans ses yeux marque durablement l'esprit et les sens du spectateur. Moins « parfait » que Le Ruban blanc ou Un Prophète, le film de Campanella n'a pourtant pas volé son Oscar, rayonnant d'une sincérité rageuse, d'audaces visuelles bienvenues et d'une pudeur magnifique, qui le rendent extrêmement attachant.

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le 7 août 2010

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