Jusqu’où un inspecteur de police peut-il aimer son métier ? Apprécier les scènes de crime, les cadavres, les yeux vitreux et les mouches qui fricotent dans les plaies, passe encore. Mais tomber amoureux d’une probable meurtrière, de la possibilité même du crime, vous n’y pensez pas… Quand Park Chan-wook s’essaie à la romance, on sait que cela risque d’être quelque peu salissant. Le cinéaste sud-coréen, récipiendaire d’un grand prix (pour Old Boy, en 2004) et d’un prix du jury (pour Thirst, en 2009) revient percuter la Croisette avec toute sa science de l’emphase et de la violence froide, six ans après le thriller érotique Mademoiselle.

Dans Decision to Leave, son onzième long métrage, Hae-joon (Park Hae-il), flic chevronné, calme et obsédé par la propreté et le contrôle, enquête sur la mort d’un ex-agent de l’immigration qui a fait une chute mortelle lors d’une séance d’escalade. La femme de la victime, une jeune Chinoise du nom de Sore (interprétée par Tang Wei, découverte dans Lust, Caution d’Ang Lee), ne montre aucune émotion. Elle laisse échapper un rire durant l’interrogatoire et devient rapidement la principale suspecte. À force de filature, d’examen des indices, l’enquête de Hae-joon se mue en obsession, le policier en voyeur, et la curiosité en amour fou. Au risque de bâcler l’enquête, de perdre le sommeil et la tête, et de briser une carrière jusqu’ici irréprochable.Park Chan-wook creuse un sillon unique.

Sur le papier, c’est le premier film de détective du maître coréen. Mais, en pur produit de la nouvelle vague de Séoul, comme son ami Bong Joon-ho (palmé pour Parasite), Park Chan-wook est surtout un alchimiste des genres, naviguant dans Decision to Leave de la romance contrariée au film policier à tiroirs, en passant par la pure tragédie et la comédie de mœurs. C’est cette capacité à éclater les cases arbitraires du septième art qui fait toute la vitalité de l’œuvre de Park Chan-wook, et plus largement de l’industrie sud-coréenne, à la fois cinéma d’auteur et grand public, capable de convaincre les spectateurs par-delà la péninsule asiatique.Mais Park Chan-wook creuse un sillon unique.

Forgé par une enfance sous la dictature militaire, mis sur liste noire du gouvernement conservateur entre 2013 et 2017 pour son engagement à gauche, il ausculte le mal. Et le fait bien. Formaliste brillant, sans jamais tomber dans l’écueil de la pose pour la pose, Park innove ici encore, épousant le point de vue d’un œil de cadavre sur lequel se penche la police, ou encore celui d’un téléphone sur le point de révéler ses secrets.Fataliste, mais pas totalement désespéréLa violence constitue sa grammaire de cinéma mais aussi, à ses yeux, le seul langage universel de l’humanité. Decision to Leave est une nouvelle variation de ce regard fataliste sur la condition humaine, à rapprocher de Thirst et Mademoiselle, dans son approche tordue de la romance. Fataliste, mais pas totalement désespéré. C’est parce qu’ils parlent au fond tous les deux la même langue, celle du mal, que Hae-joon et Sore se rapprochent. Négatif des flics traumatisés par des crimes atroces, Hae-joon perd au contraire le sommeil quand il n’a plus un homicide à se mettre sous la dent. Et Sore campe à elle seule la possibilité du mal. Un amour aussi tordu que déraisonnable, qui tranche avec le couple convenu du détective : celui-ci se traîne une épouse obsédée par les remèdes de grand-mère (manger des grenades repousse la ménopause), qui apprécie le sexe surtout pour ses effets positifs sur la tension artérielle…

Pour autant, il manque un on-ne-sait-quoi, un sursaut d’audace à la hauteur du combat en couloir d’ Old Boy, pour que ​​​​​​​Decision to Leave convainque parfaitement. Peut-être le cinéaste est-il si maître de son art que la mise en scène, excellente, ne laisse pas suffisamment de place à l'émotion. Peut-être aussi que les attentes étaient-elles trop hautes, après tant d’années sans grand écran pour Park Chan-wook (en 2018, il est parti tourner, pour la BBC et en langue anglaise, la série d’espionnage The Little Drummer Girl, adaptée d’un roman de John Le Carré). Peut-être est-ce aussi la sensation de voir Park Chan-wook répéter le schéma d’un amour dévorant, déjà abordé très littéralement dans ​​​​​​​ Thirst, relecture vampirique du Thérèse Raquin d’Émile Zola. Reste un vrai plaisir cinéphile, à défaut d’une révolution.

Cyprien_Caddeo
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le 28 juin 2022

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