Après une brève incursion télévisuelle, avec la série britannique The Little Drummer Girl, Park Chan-Wook fait son retour sur grand écran et confirme le virage artistique entrepris avec Mademoiselle en 2016 : la frontalité des films passés s’oublie, les effets sanguinolents, les marteaux vengeurs tout comme les poulpes déchiquetés, pour laisser place à un cinéma qui sait être aussi bien sentimental, voire romantique, que pervers et manipulateur. On retrouve bien là les penchants cinématographiques d’Alfred Hitchcock que Decision To Leave pérennise en rejouant Vertigo à la mode coréenne : à partir du poncif éculé de la veuve noire, le cinéaste pratique l'abstraction en détour­nant le registre classique du film noir vers une narra­tion pure­ment visuelle et un romantisme aussi tragique que réflexif : comment distinguer les contours de la morale lorsque la brume quotidienne rend similaire les traits de l’amour et de la mort. Comment survivre, au fond, dans ce monde où les actes d’amours peuvent devenir des preuves de culpabilité, où les élans du cœur en viennent à être aussi redoutables que les effusions de sang.


Si l’enquête en elle-même devient vite accessoire, comme dans tout bon film noir, c’est bien sa symbolique qui fera la chair du récit : un homme tombe d’une montagne et c’est la posture hypocrite de ces êtres soi-disant civilisés qui se fracasse en contrebas. La victime, aux traits de respectabilité ostensiblement marqués (bijoux de luxe, goût pour les compositeurs morts à Venise...), s’avère être un vil salaud. Quant à son épouse, jeune chinoise isolée en terre coréenne, elle ne sera peut-être pas aussi innocente qu’elle en a l’air.... La chute des masques sociaux ou des apparences, apparaissant en filigrane d’une histoire qui débute sur un sommet ensoleillé avant de se conclure sur une plage aux tourments dignes d’Hokusai, laisse entrevoir des fractions d’authenticité, des bouts de vérité, que la caméra va traquer avec la même obstination qu’un Scottie en son temps. Le vertige se fait alors sentir à l’écran, entretenu par ce récit dont chaque fragment se charge de sens, par ce kaléidoscope d’images retranscrivant les errements de personnages en lambeaux ne sachant comment recoller les morceaux de leur existence. La suture, habile de Park Chan-wook, se fait par ce jeu des regards et des focus qui finissent par mettre en évidence l’invisible, ce lien ténu mais indéfectible qui unit deux âmes désespérément perdues.


Ce rapport à la dualité, caractéristique déjà de Vertigo (double obsession de Stewart, intrigue binaire...), irrigue bien sûr l’entièreté de Decision to leave : deux personnages qui s’attirent et se fuient, deux genres qui se télescopes (thriller, romance), deux parties échafaudées en miroir l’une de l’autre : dans un premier acte retors à souhait, l’enquête en vient à se confondre avec la romance lorsque l’inspecteur se prend au piège des sentiments ; tandis que le second segment, bien moins fort il est vrai, résout l’énigme sentimentale en réinvestissant l’intrigue policière. Cette manière de superposer ainsi romance et enquête policière permet à Park Chan-wook d’instaurer le trouble dans l’esprit du spectateur : que l’on soit dans le registre amoureux ou policier, il est toujours question de violence, de manipulation, d’êtres abîmés et de sentiment de culpabilité.


Et pour bien nous le faire comprendre, Park Chan-wook déploie avec gourmandise une mise en scène des plus sophistiquées, faisant la part belle aux effets de montage et de transition pour mettre en relief la dimension dissonante de cette romance, ou encore en jouant sur les valeurs de plans, les reflets et les symétries pour exalter le trouble sentimental. Ainsi, l’élément le plus anodin devient soudainement terriblement suggestif : un pansement que l’on parfume, des sushis que l’on fait apporter ou une simple photo prise transforme la routine policière en moment sensuel et déstabilisant. Déstabilisant également ces partis pris esthétiques forts qui opposent des visages sur des écrans par l’utilisation de split-screen, ou qui rendent terriblement frénétique une simple course-poursuite à l’écran... le rapport à l’image trouble également, comme cet amour que l’on observe à travers des vitres, des jumelles ou les yeux d’un mort ; comme cet amour que l’on mesure au nombre de photographies macabres affichées sur les murs, ou au nombre de messages enregistrés sur les écrans ou les téléphones portables...


Plus généralement, Park Chan-wook utilise à bon escient les éléments technologiques afin de déposséder les personnages de leurs étiquettes (rôle social, archétype cinématographique), afin de nous les faire voir enfin autrement : les outils de filature et d’observation conduisent à des scènes uniquement symboliques dans lesquelles les protagonistes sont réunis dans un contexte intimiste, faisant ainsi tomber les masques de “femme fatale” et “d’enquêteur”. Des outils technologiques qui seront forcément perturbants du fait de leur double registre d’utilisation dans le récit. La montre high tech et le téléphone, par exemple, vont aussi bien servir l’intrigue amoureuse (suggérant l’incommunicabilité, la virtualité de la relation, ou au contraire la proximité intimiste) que policière (indice, moyen de pression...). Ces objets vont surtout révéler une facette différente des personnages, mettant parfois en lumière leur duplicité (le poste TV est utilisé par Tang Wei pour parler un coréen suranné, une langue “artificielle”), ou au contraire leur vérité profonde (les confidences recueillies et enregistrées). Le smartphone prend une dimension nouvelle, sous la caméra du cinéaste, en devenant le prolongement de ces individus qui se dissimulent derrière le vernis du monde moderne et civilisé, chaque écran s’apparentant à une fenêtre ouverte sur une intimité aux brisures saillantes, pleine de paradoxe et d’ambiguïtés …


Seulement, si la mécanique mise en place par le cinéaste fascine par son élégance, elle a malheureusement tendance à prendre le dessus sur le récit et à étouffer la relation entre les personnages, ou tout simplement la dimension émotionnelle. Certaines scènes en effet brillent par leur aspect ludique (la course-poursuite par exemple) mais semblent accessoires : ce sont des petites gourmandises, certes agréables, mais qui finissent par donner une impression de surplus, d’effets de mise en scène qui s’accumulent parfois inutilement. D'où les longueurs. D’où la sensation d’assister à une intrigue que l’on complexifie artificiellement. C’est surtout vrai pour la deuxième partie dont la dimension dramatique peine à prendre chair à l’écran. Et ce, malgré les bonnes prestations des acteurs, Tang Wei et Park Hae-il.


Pour le reste, reconnaissons le, Park Chan-wook nous offre un exercice de style aussi délectable que déstabilisant, dans sa manière de confondre enjeux policiers et jeux de séduction, de manipuler les points de vue et les perspectives. S’il nous égare parfois sur le plan narratif, sa poésie imagée vise juste bien souvent, comme lors de ce final qui oppose la facticité des individus à une nature toute puissante : une fois le vertige passé, l’homme redescend sur terre, se confronte enfin à lui-même. Il n’y a plus d’artifices, de faux-semblants. Plus d’innocents.


(7.5/10)

Procol-Harum
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Romances, Les meilleurs thrillers, Années 2020, Les meilleurs films de 2022 et Les meilleurs films de Park Chan-wook

Créée

le 3 juil. 2022

Critique lue 1K fois

39 j'aime

9 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 1K fois

39
9

D'autres avis sur Decision to Leave

Decision to Leave
lhomme-grenouille
4

Factice Instinct

Jamais. Non, jamais je ne suis parvenu à rentrer dedans. On aura beau mobiliser tous les arguments formalistes qui soient – arguments que ce Decision to Leave peut fournir à foison et ça je l’entends...

le 3 juil. 2022

107 j'aime

16

Decision to Leave
Plume231
8

Dans la brume !

Park Chan-wook est un cinéaste dont j'avais tendance à me méfier. J'avoue qu'Old Boy (sans le détester parce qu'il est malgré tout un thriller aussi captivant que cruel avec des moments qui déchirent...

le 30 juin 2022

67 j'aime

19

Decision to Leave
Procol-Harum
7

Vertigo in love

Après une brève incursion télévisuelle, avec la série britannique The Little Drummer Girl, Park Chan-Wook fait son retour sur grand écran et confirme le virage artistique entrepris avec Mademoiselle...

le 3 juil. 2022

39 j'aime

9

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12