Qu'il est troublant de visionner un film qui se veut burlesque et, pourtant, vous rappelle avec tant d'acuité la folie du monde réel…
Le sous-titre du film, "Déni cosmique", résume d'emblée ce qui sera, sans interruption ni nuance, l'objet de "Don't Look Up". Face à une catastrophe qui s'annonce certaine - une comète qui s'écrasera sur terre dans 6 mois -, la société moderne, qui ne peut survivre que dans un mouvement de marche en avant et dans une perspective positive de progrès permanent, s'effrite sous l'inertie des trois piliers qui la fondent :
- le monde politique, incapable de revoir ses priorités de court terme en vue de réélections (donc de sa si précaire survie)
- le monde médiatique, qui ne peut prospérer que sur le buzz et les infos qui ne remettront pas en question sa mainmise sur l'opinion
- le milieu des affaires, déjà transhumaniste - l'humain lui-même est chosifié, ramené à un ensemble de data -, cherche comme à son habitude à convertir toute réalité, si terrible soit-elle, en opportunité économique.
Entre ces trois piliers, le tragique n'a pas sa place. Quand il survient et devient indubitable, il ne peut être que nié.

Le parallèle de la catastrophe annoncée - la comète - avec le dérèglement climatique est évident, et s'il fallait encore s'en persuader, il n'y a qu'à constater le relais que tous les écologistes du monde - y compris des gens sérieux comme Jancovici - se sont empressés de faire du film.
On peut comprendre le soulagement des lanceurs d'alerte de se sentir enfin compris dans leur solitude ; pourtant le parallèle, qui est bien sûr bienvenu, me paraît finalement un peu limité et pourrait même se révéler un peu pervers :
- l'arrivée de la comète, ici, n'a aucune cause anthropique, contrairement à l'effet de serre, l'artificialisation des sols et l'épuisement de la biodiversité. Face à elle, personne n'est responsable, tout le monde est victime. La différence est loin d'être négligeable, puisqu'elle suggère que les seuls responsables du fiasco seraient ceux qui dirigent, au lieu de l'humanité toute entière.
- En conséquence, puisque le quidam n'a aucun pouvoir d'agir et ne peut s'en remettre qu'à l'action de ses dirigeants, le techno-solutionnisme venant d' "en haut" est la seule issue proposée au problème. Belle façon d'omettre que sur le problème réel des émissions carbone, les axes d'action sont triples : transition énergétique, efficacité énergétique ET sobriété énergétique. Ce dernier axe, à la fois le plus efficace et le moins mobilisé, est le seul qui ne repose pas uniquement sur la technique mais sur une réorganisation de nos modes de vie : il implique, par essence, une remise en question du fonctionnement d'une économie de croissance, et chacun d'entre nous. Dans "Don't Look Up", cette approche-là n'est pas possible.

Malgré ces écueils, là où le film reste en effet excellent et à mon avis marquant, c'est dans la vision sans concession qu'il livre du rapport de notre monde au tragique - et le dérèglement climatique en est un, immense, devant nous -, devenu impossible si l'on veut rester dans le rêve halluciné post-moderne. Sur ce point, le mot de parallèle est trop faible tant les excès de cette société demeurée m'a semblé à peine exagéré, alors que pourtant le film prend le ton de la farce.
On est en plein dans la société du spectacle décrite par Debord, et même au-delà : sous perfusion d'images médiatiques, la distinction entre le réel et l'information virtuelle est devenue si floue que même une apocalypse qui se prépare sous les yeux de toute l'humanité - visible en plein ciel, on peut difficilement imaginer mieux - ne perturbera personne si elle n'est pas confirmée dans le monde des informations virtuelles.
Non seulement le virtuel a beaucoup plus d'impact sur la vie des gens que le réel, mais pire, il n'a plus aucun lien avec le réel : les histoires d'amour voyeuristes de deux starlettes qui, par définition, n'influencent pas et n'influenceront jamais le quotidien des gens, fait cent fois plus d'audience que ce qui les concerne vraiment. Une humanité zombie, en somme, qui ne fonctionne plus qu'à la dopamine. Terrifiant.

Plusieurs critiques SC se rassurent : Meryl Streep joue une Trump au féminin hystérique et toute cette excentricité du monde médiatique est bien sûr caricaturée dans ce film décalé et drôle, ce qui est d'ailleurs jouissif. Je crains, hélas, que le monde de "Don't Look Up" ne soit pas si américano-centré, et même, que nous vivions déjà dans ce monde-là. Restons bien humbles devant ce film, nous qui, pour des raisons professionnelles mais aussi personnelles, passons davantage de temps en journée devant un écran que face au monde réel...
L'exemple le plus saisissant à mes yeux réside dans les deux scènes où les deux scientifiques vont chacun leur tour, sur un plateau d'infotainment, hurler leur désarroi en disant le réel : comment ne pas penser chez nous à la démission en live de Nicolas Hulot ? Rappelons-nous : notre ministre de l'environnement qui, quoi qu'on pense du personnage, rend son tablier en déclarant que la planète est devenue "une étuve", et que sa mission, qui consiste à aller en permanence à l'encontre de l'action de tous les autres ministères réunis, est tout bonnement impossible. Puis, dans le débrief de l'émission toujours sur France Inter, l'intervieweuse Léa Salamé, toute émoustillée par l'audience qu'a généré l'annonce de la démission d'un ministre en direct - évidemment pas par le contenu terrible des propos d'Hulot -, ne trouve rien d'autre à dire que "c'était un moment de grâce à la radio, un moment unique". Par la suite, l'évènement fut aussi vite oublié qu'un fait divers, et ne fera pas date. Franchement, quelle différence avec l'émission "The Daily Rip" du film ?!…

Du point de vue de la mise en scène, je dirais qu'elle est plutôt réussie puisqu'elle reste conforme à l'esprit général de l'œuvre : aussi laide, putassière et excentrique que le monde que le film dénonce. Je trouve qu'on peut accepter le parti pris d'Adam McKay même si, pour ma part, j'aurais préféré qu'il insère un peu de respiration, un peu de beauté ou de spiritualité, bref, quelque chose qui reste à sauver de ce monde en décomposition. Rester ainsi dans le cynisme jusqu'au bout m'a semblé être une position un peu plus facile. Même la belle scène de fin autour du repas familial, en toute sobriété, ne parviendra pas complètement à rattraper le reste. Nos héros tentent de faire encore humanité, mais ils n'en ont plus le temps ; ils sont, déjà, un peu trop abîmés…

Ainsi, si le propos du film est parfaitement pertinent et bien amené, "Don't Look Up" m'a fait rire autant qu'il m'a terrifié, à deux égards : pour ce qu'il dénonce et, bien plus inquiétant, pour ce sentiment extrêmement désagréable d'une mise en abîme : ce film, produit par la plateforme streaming la plus addictive et énergivore du monde - elle-même dirigée par un sosie de Steve Jobs -, au casting saturé de stars au train de vie le moins éco-compatible au monde… et moi qui, après la vision du film, l'évalue et le commente sur le réseau "social" Sens Critique…

Wlade
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le 24 mai 2022

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