On a certes, de nos jours un peu de mal à l'imaginer, mais il fut un temps où la comédie française pouvait se targuer d'être moderne et impertinente, conciliant, avec une remarquable finesse d'écriture, douce satire sociale et humour vachard, tout en laissant le soin à une ribambelle d'acteurs talentueux de nous émouvoir, nous surprendre ou de nous amuser. Car au fond, il n'y a rien d'autre qui compte, au cinéma, que de rire des petits drames de notre quotidien ou de se moquer des travers de notre société. À cet exercice, Jacques Becker y arrive fort bien comme le prouve ce délicieux Edouard et Caroline, petite comédie faussement mineure, tournée dans l'urgence, à l'économie et avec des bouts de ficelle, et qui s'avère être une brillante comédie de mœurs qui croque avec bonne humeur, problèmes conjugaux, opposition de classes et futilité chronique de la haute bourgeoisie.


À mi-chemin entre la causticité de La Règle du jeu et la forme moderne de la comédie de remariage à l'américaine, Edouard et Caroline est une comédie qui détonne dans le paysage cinématographique hexagonal, car elle ose tout, innove, provoque, évoque, sans jamais se départir d'un humour tendre et badin. Dès les premières secondes, Becker annonce la légèreté qui sera la sienne avec cette caméra qui s’immisce nonchalamment dans l'appartement du couple comme s'il voulait simplement capturer une banale tranche de vie, ou comme si l'histoire qui allait nous être contée n'était qu'une simple péripétie issue d'un quotidien que l'on imagine infiniment plus riche et complexe. Tout l'art de Becker se trouve là, dans sa manière d'aborder son sujet, sans le creuser véritablement, mais en s'attardant sur des détails faussement anodins mais qui vont se révéler, en fait, lourd de son sens.


Ainsi, il nous fait découvrir un couple de jeunes gens apparemment sans histoire et qui, de prime abord, ressemble à tous les couples de leur âge. Edouard et Caroline s'aiment tendrement, follement, et s'ils se chamaillent bien souvent, les petites attentions qu'ils se témoignent mutuellement ne laissent planer aucun doute sur l'état de leurs relations : c'est des fleurs que l'on va chercher à l'autre bout de la ville pour faire plaisir à l'élue de son cœur, c'est un mini concert organisé à la sauvette afin de promouvoir les talents de pianiste de l'homme que l'on aime... Becker, sans doute fort inspiré de la screwball et du cinéma de McCarey, fait naître l'humour du banal et de l'anecdotique : c'est un simple rideau, paravent dérisoire, que l'on tire afin de poursuivre une discussion téléphonique en toute discrétion, c'est la vision d’Édouard maugréant lourdement envers le ridicule des magazines de mode, en étant lui-même en slip et en chemise défaite...


Rapidement Becker fait évoluer son histoire, la tension monte d'un cran, une histoire de robe coupée prend des allures d'incident diplomatique et la guerre, conjugale, éclate soudainement : une claque est donnée, des insultes sont proférées, le divorce semble inévitable. Là aussi, le cinéaste se focalise sur les détails les plus triviaux afin de laisser transparaître une certaine réalité, celle-ci d'ordre social. Caroline stigmatise le caractère « paysan » de son conjoint, celui-ci, pourtant pianiste émérite, ne jouera jamais assez bien pour prétendre être son égal. La satire sociale trouve ensuite son paroxysme durant le dernier acte de cette comédie de la vie, où l'on quitte le modeste deux-pièces sentant bon la vie de bohème pour aller se réfugier dans l'immense appartement, froid et impersonnel, de l'oncle très snob de Caroline.


Sous la caméra de Becker se constitue alors une drôle de pièce, prenant les allures d'une comédie mondaine, acide, piquante mais jamais féroce, où le logement bourgeois se transforme en temple du factice et de l'apparat, où les objets comme les meubles ne sont que de vulgaires éléments de décor, comme ce piano, siégeant en pièce centrale, loué le temps d'une « représentation », et où chaque occupant, du simple domestique jusqu'au maître de maison, donne l'impression de n'être qu'un piètre acteur surjouant son rôle social. Becker n'est pas tendre avec cette haute bourgeoisie, fustigeant aussi bien son snobisme outrancier comme celui de l'Oncle qui clame sans cesse des Carolaïne, son goût pour la posture comme cette assemblée de bonnes gens qui fait mine de s'émouvoir à l'écoute d'un morceau de musique classique avant d'aller se trémousser au son d'une ridicule chanson populaire, ou encore ces pitoyables rituels de séduction qui font passer une comtesse pour le nombril du monde. Seulement, si on rit de bon cœur devant ces personnages aussi sérieusement frivoles, à aucun moment on n'a envie de se moquer : la finesse de la mise en scène empêche la caricature et incite même à la sympathie. Et puis le film fait la part belle aux acteurs qui s'en donnent à cœur joie : que ce soit Jean Galland, Betty Stockfeld ou encore Jacques François, ils contribuent tous a rendre humain des personnages qui pourraient être hautement détestables. Sans oublier, bien sûr, le couple de tourtereaux qui est brillamment incarné par Daniel Gélin et Anne Vernon.


Film de son temps, un tantinet trop sage et désuet, Edouard et Caroline n'en demeure pas moins un succès de plus à mettre à l'actif du grand Jacques Becker.

Procol-Harum
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le 3 mai 2022

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Procol Harum

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