La douce aliénation du réel
Un homme arpente une grande étendue de neige muni d’un détecteur de métal. Voilà comment s’ouvre En terrains connus, film pour le moins énigmatique de Stéphane Lafleur, qui nous avait offert, en 2007, Continental, un film sans fusil. Cette scène, accompagnée d’une musique peu conventionnelle qui lui donne un ton presque mystique, résume bien l’esprit du film. Benoît semble chercher du métal comme pour donner un certain sens à sa vie banale et pathétique, pour y combler le vide d’une vie d’éternel enfant vivant encore chez son père malade. De la même façon, il tente de se construire une relation avec une mère monoparentale, seule solution pour lui d’accéder à son idéal de vie adulte. En parallèle, il y a sa sœur, Maryse, qui travaille comme comptable dans une usine monotone et partage sa vie avec Alain, qui se prépare sans arrêt pour le Tour de France grâce à un vélo stationnaire et semble oublier l’existence de sa conjointe. Toutes ces vies, pourtant si proches, sont si ancrées dans leur banalité respective qu’elles semblent ne jamais entrer en contact, se lier.
Tout bascule le jour où cette vie monocorde est brisée par la mort d’un collègue de Maryse, qui se rend alors compte de l’aliénation de son existence, symbolisée entre autre par une pelle mécanique gisant dans son jardin et dont elle tente par tous les moyens de se débarrasser. Pour Benoît, c’est la visite d’un prétendu « homme du futur » qui vient chambouler sa vie de médiocrité. Celui-ci l’avertit de la mort imminente de sa sœur. Ces deux événements auront pour effet le rapprochement à tâtons des deux personnages, l’une devant se rendre au chalet de son père pour y récupérer une remorque, l’autre devant l’accompagner pour la sauver de son accident en devenir.
En terrains connus traite ainsi de l’aliénation, de l’absurdité de la vie, mais avec un ton chaleureux tout en douceur, tout en subtilité. L’humour est omniprésent, tout en restant discret, comme s’il était saupoudré par-ci, par-là, jouant surtout sur les dialogues – ou l’absence de ceux-ci – ou encore sur les plans de caméra, qui sont parfois carrément jubilatoires tant ils sont magnifiquement bien choisis. Cette scène où, lors d’un souper en l’honneur de sa femme décédée, le père de Benoît et Maryse regarde vers le haut en disant que leur mère veille sur eux, suivi d’un plan où l’on voit la lumière du plafond, est particulièrement représentative de cet humour visuel qui caractérise le film. En outre, une atmosphère surréaliste se dégage de nombreuses scènes, qui nous apparaissent absurdes ou cocasses, tout en étant, pour les personnages, banales ou même dramatiques.
Stéphane Lafleur réussit, avec En terrains connus, à nous offrir un univers décalé pourtant si proche du nôtre, à nous faire croire que l’étrangeté est la norme. Le film porte ainsi judicieusement son titre, le spectateur se sentant bien « en terrains connus », malgré l’environnement surréel dans lequel il baigne. En ce sens, le film de Stéphane Lafleur pourrait bien faire penser à L’écume des jours de Boris Vian.