Gondo, cadre influent de la National Shoe Company, tente un coup de poker en sacrifiant tout ce qu'il a durement acquis en gravissant les échelons. C'est ce que nous montre une magnifique introduction prenant la forme d'un huis clos, durant laquelle Toshirô Mifune déploie son charisme légendaire pour montrer que le rendement et le profit ne doivent pas occulter le savoir-faire et la qualité. A grand renfort de destruction de prototype low-cost de chaussure devant un board ahuri et en colère, qui finit par être expulsé de la maison du perfectionniste et acteur fétiche de Kuro. Dans la foulée, Gondo apprend que son fils a été kidnappé, et que le ravisseur demande 30 millions de Yens avant de le lui restituer sain et sauf. Seulement rapidement, les deux hommes se rendent compte que l'enfant enlevé n'est pas le fils de Gondo, mais celui de son chauffeur. Le bourreau maintient sa demande, mais le têtu homme d'affaires ne voudra céder à ses exigences, risquant de mener un jeune et innocent enfant à sa perte - peut-on alors parler de Gondoléances ? La question est posée. Commence alors une passionnante histoire, teintée de réussite, de noirceur de l'âme, mais aussi de rimes, du darwinisme à l'altruisme, de la détermination à l'abnégation.


Oubliez samouraïs et villageois, le récit prend cette fois place dans le Japon des années 60. Akira profite de cet écrin pour mettre des mots aux maux de cette société moderne, dans laquelle le profit prend peu à peu le pas sur l'humain. Quelques nantis et beaucoup d'anéantis. Deux mondes se côtoient, le clivage s'accentue entre très riches et très pauvres. La bâtisse de Gondo surplombe les bas quartiers, ce qui nous vaudra d'ailleurs une scène ô combien révélatrice. Du haut de sa forteresse, l'ambitieux sera la victime de sa réussite, au plus mauvais moment, celui qui pourrait tout lui faire perdre. C'est sans compter sur l'inspecteur Tokura (flamboyant Tatsuya Nakadai), dont la ténacité galvanisera toute une équipe à l'heure de récolter les indices pour appréhender le malandrin. Le chasseur (de prime) devient le chassé. A ce titre, la grande force de ce High and Low, c'est la multiplicité des genres. Kurosawa brise la frontière entre film noir, film à suspense, polar et film d'enquête. Il déploie des trésors d'imagination dans sa mise en scène, tantôt rythmée, tantôt posée, multipliant les séquences filmées au cordeau (dans le train, depuis l'arrière de la voiture, lorsque Shinichi scrute le paysage...il y en a bien trop pour toutes les énumérer  !). Le magnifique huis clos de départ laisse place à une enquête passionnante, lors de laquelle chaque indice est brillamment posé et exposé par le personnage de Nakadai et sa clique (outre les deux monstres que sont Toshirô Sama et Tatsuya Sama, nous aurons d'ailleurs plaisir à découvrir nombre de têtes connues, des habitués des films du Maître).


L'enquête se teinte alors de drame social, tandis que Nakadai apparaît au devant de la scène, laissant le mastodonte Mifune en retrait pour mieux faire avancer la traque. Car si le garçon est sauf, Gondo a tout perdu dans l'affaire, si ce n'est l'estime du public, d'avoir été celui qui s'est ruiné et qui a été injustement écarté de l'entreprise pour laquelle il a oeuvré toute sa vie afin de sauver un enfant. Il faut donc que justice soit rendue, que le méchant paie pour ses crimes, et que Gondo reprenne possession de ses biens. Akira déplace alors sa caméra de la tour d'ivoire de Gondo vers les bas-fonds. De l'inertie au mouvement. Le héros laisse place à l'héroïne dans une dernière partie sombre et crasseuse à souhait, noirceur quand tu nous tiens. Kuro porte décidément bien son nom.


Cette nouvelle approche apporte encore plus de couleurs à cet arc en ciel de genres en noir et blanc, et finira de persuader le plus sceptique des spectateurs, qu'au-delà du rythme et du talent des acteurs, Akira Kurosawa n'est pas la cible d'autant de louanges par hasard. Un peu plus de deux heures durant, il aura eu le mérite de me rappeler que le bonheur se trouve parfois devant une de ses toiles. Quelque part entre le 7ème ciel et le paradis.


8,5/10

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le 29 avr. 2016

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