Trouble France, cher pays de mon errance...

Cela ne peut être qu’une simple coïncidence, bien sûr, mais il est amusant de constater que des cinéastes aussi éloignés que Andreï Kontchalovski et Bruno Dumont peuvent se réunir autour d’un même objectif cinématographique, d’une manière aussi différente que simultanée, en évoquant cette humanité qui résiste face à un système oppressant : une humanité à laquelle on croit encore, dans Chers Camarades, même si le système politique tend à vous transformer en machine à tuer ; une humanité que l’on ne peut totalement refréner et qui fait donc tant souffrir, dans France, même si le système politico-médiatique n’offre de salut qu’aux vampires au cœur fondu. « Tout le monde peut changer, sinon on ne croit à rien », dira l’un des personnages de Dumont. Une manière de nous rappeler que la soumission n’est jamais une fatalité, et que la croyance en l’humain est déjà une façon de résister, ou peut-être même d’exister...


Pour bien nous le faire comprendre, le cinéaste nordiste s’emploie à faire ce qu’il sait faire – c’est-à-dire du cinéma- et reprend la méthode du trompe l’œil pour faire resurgir les vérités sous-jacentes. Dans Ma Loute, déjà, il décapait par le burlesque notre vernis civilisé afin de mettre au jour notre profonde humanité. Une idée qu’il recycle d’une certaine façon avec France, investissant à outrance une esthétique inspirée du « roman photo » (voir, en ce sens, l’entretien accordé à AFC), afin de faire émerger la vérité de l’être derrière l’image de papier glacé. Une « vérité existentielle » que nos sociétés ultra-modernes tendent à oublier, ou négliger, tant elles sont pathologiquement obnubilées par l’apparat, le factice, et l’émotion cosmétique. Une dualité, aux doux relents de schizophrénie, dont l’héroïne porte les traces jusque dans son nom. France de Meurs, c’est la France qui demeure éternelle, par ses racines et son Histoire, mais qui se meurt à force de galvauder ses belles valeurs républicaines. C’est une France demeurée qui pense pouvoir s’élever dans le ciel sans jamais garder les pieds sur terre (ou sur le plancher des vaches, si cher à Dumont).


Inspiré par l’ouvrage de Peguy, Par ce demi-clair matin, France commence par s’en prendre au cirque politico-médiatique et tape aussi bien sur l’indécence des puissants que sur l’indigence de nos systèmes de pensée (le culte voué au sensationnalisme des chaînes d’info, l’importance donnée au buzz sur les réseaux sociaux...). Si le pamphlet peut sembler facile, Dumont tire son épingle du jeu en ayant recours à un travail esthétique des plus pertinents : la facticité outrancière de l’image (les lumières artificielles des plateaux TV, les coutures numériques non dissimulées...), des actes (l’outrance dans le jeu...) et du langage (les paroles creuses de la novlangue médiatique) traduisent avec force la vulgarité du monde dans lequel on se complaît. Certains ont voulu y voir une simple satire de l’univers médiatique, mais c’est une erreur puisque France cherche moins à faire rire qu’à provoquer, qu’à éveiller notre conscience en malmenant notre empathie. Le temps n’est plus aux rires, nous dit Dumont, la vulgarité est telle que même le désespoir se dispense désormais de toutes politesses...


Un constat annoncé brillamment par ce prologue qui nous fait passer du ciel divin à l’Élysée, où la parole de Jupiter côtoie sans problème les obscénités de France et de son assistante Lou : la vulgarité est normalisée, institutionnalisée jusqu’au plus haut sommet de l’état ! La fraternité, inscrite pourtant sur le fronton des mairies, est dorénavant occultée par un processus d’autocélébration permanent : On est son propre sujet, On se met en scène, On est le nombril hypertrophié de son petit monde ridicule. Voilà où apparaît France, dans une fausseté quotidienne, dans un réel fictionnel qui tourne rapidement à vide : les larmes de pixel, les tenues extravagantes ou les selfies ne viendront jamais combler une existence personnelle en tout point dépossédée de vie : son couple est déjà mort, tout comme la relation avec son fils. Une mort dont elle ne peut se défaire complètement, elle qui ne sait pas rire ou pleurer réellement, elle dont le visage est maquillé pour donner l’illusion d’être encore en vie.


C'est là où le film prend une autre dimension, en oubliant la satire pour glisser vers un questionnement beaucoup plus existentiel. Pour ce faire, Dumont tisse un lien improbable avec Europe 51 de Roberto Rossellini, faisant de France une sorte « d’Irene Girard » qui chercherait le moyen de donner du sens à sa vie. Par accident, elle renverse un livreur et découvre l’altruisme. Par accident, on lui découvre un cœur, une humanité encore perceptible. Seulement, comme pour Irene Girard, la rédemption à tout du chemin de croix, et les autres accidents auxquels elle devra faire face (la relation avec le traducteur, le professeur de latin, la disparition de sa famille) n’auront pas l’effet escompté : si les larmes coulent, elles ne lavent jamais son chagrin. Le salut ne se gagne pas facilement, nous dit Dumont, pour cela il faut renouer avec une humanité authentique, celle qui donne de la beauté et de la laideur en chacun de nous.


Une découverte « miraculeuse » que France fait sur le tard, à la faveur d’un énième reportage fardé de sensationnalisme : acculée par des questions insidieuses, une agricultrice lui fait la preuve que la grandeur d’âme existe en pardonnant l’impardonnable, en aimant l’humain malgré tout, malgré lui, malgré son imperfection et son infamie. Là, soudainement, on entre dans l’émotion vraie, troublante et bouleversante, bien loin de l’univers javellisé du début de la narration.Ce que confirme joliment la découverte de l'autel dédié à la mémoire de la victime : contrairement au tragique en toc produit par la télé, le drame émeut par son authenticité, permettant un recueillement profond et véritable.


Bien sûr France n’est pas le film le plus abouti de Bruno Dumont, et on pourra notamment lui reprocher de ne pas être toujours lisible dans ses intentions, d’être parfois trop démonstratif, voire trop explicite (avec l’apparition de tirades philosophiques très dispensables). Mais le film demeure une œuvre rare car audacieuse et fière de son caractère mal aimable. Tout comme la prestation de Léa Seydoux, superbe de finesse dans un rôle difficile à tenir, ou encore le savoir-faire d’un cinéaste capable de nous subjuguer en un plan : comme cette séquence sur une terre paysanne où poussent la dignité et le recueillement ; comme ce dernier regard-caméra disant la détresse de celle qui aimerait fermer les yeux (sur la bêtise humaine) et pardonner...

Procol-Harum
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le 26 nov. 2021

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