Jarmusch au nirvana

Les gangsters de Little Italy confrontés à un samouraï à la peau d'ébène. Jim Jarmusch rend hommage aux cinéastes italo-américains avec tendresse et humour.

Décidément, Jim Jarmusch est toujours là où on l'attend le moins. Si l'on excepte son documentaire sur Neil Young, « The Year of the Horse », son dernier long métrage, « Dead Man » reste dans les westerns les plus audacieux et les plus mystiques du Septième Art. Honteusement oublié par le jury du dernier Festival de Cannes, qui a préféré récompenser un cinéma du réel condescendant et intellectuel (« Rosetta » des frères Dardenne, « L'humanité » de Bruno Dumont), « Ghost Dog » arrive enfin sur nos écrans. Et c'est du cinéma. Tout, ici, est pensé, conçu, réalisé et monté autour de l'art cinématographique. Comme pour « Dead Man », Jarmusch reprend les clichés d'un genre, les repense pour finalement se les approprier.
« Ghost Dog » c'est Forest Whitaker, un grand noir, tueur professionnel de son état, fasciné par la culture et la littérature japonaise. Depuis qu'il a été sauvé par Louie (John Tormey), il s'est mis dans l'idée qu'il serait son vassal jusqu'à sa mort, tel un samouraï du Japon antique. Il lui envoie quotidiennement un pigeon voyageur. Si Louie a besoin de quoi que ce soit, il attache un petit bout de papier à la patte du volatil et le renvoie chez son propriétaire. Comme il fait partie d'une famille mafieuse, il a très souvent recours aux services de Ghost Dog. Un jour, ce dernier reçoit l'ordre d'éliminer un membre de la famille de Louie qui a la très mauvaise idée de fricoter avec la fille de Vargo (Henry Silva délectable), l'un des grands pontes de l'organisation. Comme d'habitude, il honore son contrat de manière rapide et précise. Mais le lendemain, Sonny Valerio (Cliff Gorman), bras droit de Vargo fait venir Louie. Il veut que celui qui s'est permis d'assassiner un membre de son équipe soit mortellement châtié. Louie avertit Ghost Dog de la situation. Dès lors le samouraï noir doit survivre. Et, comme le dit son livre de chevet, même avec la tête tranchée, un samouraï se doit accomplir une dernière action.
Jim Jarmusch a le don de plus en plus rare de s'attarder, dans son écriture et dans sa direction d'acteur, sur la profondeur de ses personnages. Ghost Dog vit en solitaire. Il est monolithique et paraît ne pas faire partie de l'espèce humaine. Pourtant le cinéaste à la blanche chevelure lui colle un ami, Raymond (Isaach de Bankolé), un vendeur de glace qui ne parle que la langue de Molière. Ils ne se comprennent pas par des mots, mais savent toujours ce que l'autre pense. Cette idée magnifique qui trouve sa concrétisation dans une osmose parfaite entre les deux comédiens soutient l'aspect tendre et émouvant du film.
Pour ce qui est de la comédie, Jarmusch crée une galerie de mafieux vieillissants, brutaux et ridicules : une espèce en voie de disparition. C'est d'ailleurs là le thème du film : la fin d'une ère. Ghost Dog représente une culture antique en conflit avec la fin d'un empire représenté par ces malfrats tout droit sortis du « Parain ». Le tout est baigné dans les bleus nocturnes du chef opérateur suisse et collaborateur de longue date du cinéaste, Robby Müller, et bercé par la musique de RZA qui accentue à merveille le côté zen de ce pur chef d'œuvre.